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Jonathan Schwender ee781b71b4
tests: Vendor blink perf tests (#38654)
Vendors the [blink perf
tests](https://chromium.googlesource.com/chromium/src/+/HEAD/third_party/blink/perf_tests/).
These perf tests are useful to evaluate the performance of servo. 
The license that governs the perf tests is included in the folder. 
Running benchmark cases automatically is left to future work.

The update.py script is taken from mozjs and slightly adapted, so we can
easily filter
(and patch if this should be necessary in the future.

Testing: This PR just adds the perf_tests, but does not use or modify
them in any way.

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Signed-off-by: Jonathan Schwender <schwenderjonathan@gmail.com>
2025-08-17 09:54:04 +00:00

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<article id="testElement" lang="fr">
<section class="pg-boilerplate pgheader" id="pg-header" lang="en">
<h2 id="pg-header-heading">The Project Gutenberg eBook of <span lang="fr">Du côté de chez Swann</span></h2>
<div>
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project
Gutenberg License included with this ebook or online at <a class="reference external" href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>. If you are not located in the United States, youll have to check the laws of the country
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</div>
<div class="container" id="pg-machine-header">
<p><strong>Title</strong>: Du côté de chez Swann<br /></p>
<div id="pg-header-authlist">
<p><strong>Author</strong>: Marcel Proust</p>
</div>
<p><strong>Release date</strong>: May 1, 2001 [eBook #2650]<br />Most recently updated: August 12, 2021</p>
<p><strong>Language</strong>: French</p>
</div>
<div id="pg-start-separator">
<span>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN ***</span>
</div>
</section>
<div style="margin-top: 2em; margin-bottom: 4em"></div>
<h2 class="no-break">MARCEL PROUST</h2>
<h2>A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU</h2>
<h3>TOME I</h3>
<h1>Du Côté de Chez Swann</h1>
<p class="center">À Monsieur Gaston Calmette</p>
<p class="letter">
<i
>Comme un témoignage de profonde<br />
et affectueuse reconnaissance</i
>,
</p>
<p class="letter">Marcel Proust.</p>
<div class="chapter">
<h2>
PREMIÈRE PARTIE<br />
COMBRAY
</h2>
<h3>I.</h3>
<p>
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je navais pas le temps de me dire: «Je mendors.» Et, une demi-heure après, la pensée quil était temps de chercher le
sommeil méveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je navais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris
un tour un peu particulier; il me semblait que jétais moi-même ce dont parlait louvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François I<sup>er</sup> et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon
réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir nétait plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose
les pensées dune existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, jétais libre de my appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et jétais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour
mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; jentendais le sifflement des
trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant dun oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait létendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin quil suit va
être gravé dans son souvenir par lexcitation quil doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur
prochaine du retour.
</p>
<p>
Jappuyais tendrement mes joues contre les belles joues de loreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. Cest linstant où le malade,
qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, cest déjà le matin! Dans un moment les domestiques seront
levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. Lespérance dêtre soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis séloignent. Et la raie de jour qui était sous sa
porte a disparu. Cest minuit; on vient déteindre le gaz; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
</p>
<p>
Je me rendormais, et parfois je navais plus que de courts réveils dun instant, le temps dentendre les craquements organiques des boiseries, douvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de lobscurité, de goûter grâce à une lueur
momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je nétais quune petite partie et à linsensibilité duquel je retournais vite munir. Ou bien en dormant javais rejoint sans effort un âge
à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et quavait dissipée le jour,—date pour moi dune ère nouvelle,—où on les avait coupées. Javais
oublié cet événement pendant mon sommeil, jen retrouvais le souvenir aussitôt que javais réussi à méveiller pour échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution jentourais complètement ma tête de mon oreiller
avant de retourner dans le monde des rêves.
</p>
<p>
Quelquefois, comme Ève naquit dune côte dAdam, une femme naissait pendant mon sommeil dune fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que jétais sur le point de goûter, je mimaginais que cétait elle qui me loffrait. Mon
corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait sy rejoindre, je méveillais. Le reste des humains mapparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que javais quittée il y avait quelques moments à peine; ma joue
était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits dune femme que javais connue dans la vie, jallais me donner tout entier à ce but: la
retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et simaginent quon peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir sévanouissait, javais oublié la fille de mon rêve.
</p>
<p>
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, lordre des années et des mondes. Il les consulte dinstinct en séveillant et y lit en une seconde le point de la terre quil occupe, le temps qui sest écoulé
jusquà son réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son
bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus lheure, il estimera quil vient à peine de se coucher. Que sil sassoupit dans une position encore plus déplacée et
divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans lespace, et au moment douvrir les
paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je métais
endormi, et quand je méveillais au milieu de la nuit, comme jignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui jétais; javais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de lexistence comme il peut
frémir au fond dun animal: jétais plus dénué que lhomme des cavernes; mais alors le souvenir—non encore du lieu où jétais, mais de quelques-uns de ceux que javais habités et où jaurais pu être—venait à moi comme un secours den
haut pour me tirer du néant doù je naurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et limage confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu
à peu les traits originaux de mon moi.
</p>
<p>
Peut-être limmobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas dautres, par limmobilité de notre pensée en face delles. Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon
esprit sagitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où jétais, tout tournait autour de moi dans lobscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, daprès la forme de sa fatigue, à
repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui
présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis quautour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée,
qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui,—mon corps,—se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, lexistence dun
couloir, avec la pensée que javais en my endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, simaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je me
disais: «Tiens, jai fini par mendormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir», jétais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles dun
passé que mon esprit naurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme durne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de
Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains quen ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux tout à lheure quand je serais tout à fait éveillé.
</p>
<p>
Puis renaissait le souvenir dune nouvelle attitude; le mur filait dans une autre direction: jétais dans ma chambre chez M<sup>me</sup> de Saint-Loup, à la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner!
Jaurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec M<sup>me</sup> de Saint-Loup, avant dendosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plus tardifs,
cétait les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. Cest un autre genre de vie quon mène à Tansonville, chez M<sup>me</sup> de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir quà la
nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil; et la chambre où je me serai endormi au lieu de mhabiller pour le dîner, de loin je laperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul
phare dans la nuit.
</p>
<p>
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite,
que nous nisolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope. Mais javais revu tantôt lune, tantôt lautre, des chambres que javais habitées dans ma vie, et je finissais par me les
rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil; chambres dhiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid quon se tresse avec les choses les plus disparates: un coin de loreiller, le haut des
couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses, quon finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en sy appuyant indéfiniment; où, par un temps glacial le plaisir quon goûte est de se
sentir séparé du dehors (comme lhirondelle de mer qui a son nid au fond dun souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau dair chaud et fumeux,
traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte dimpalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure
et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont refroidies;—chambres dété où lon aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusquau pied
du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe dun rayon—; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je ny avais pas été trop malheureux et où
les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond sécartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur
de deux étages et partiellement revêtue dacajou, où dès la première seconde javais été intoxiqué moralement par lodeur inconnue du vétiver, convaincu de lhostilité des rideaux violets et de linsolente indifférence de la pendule
qui jacassait tout haut comme si je neusse pas été là;—où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaires, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel
accoutumé un emplacement qui ny était pas prévu;—où ma pensée, sefforçant pendant des heures de se disloquer, de sétirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusquen haut son gigantesque
entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que jétais étendu dans mon lit, les yeux levés, loreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant: jusquà ce que lhabitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la
pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, lodeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond. Lhabitude! aménageuse habile mais bien lente et qui commence
par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans lhabitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis
habitable.
</p>
<p>
Certes, jétais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, mavait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à
leur place dans lobscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais javais beau savoir que je nétais pas dans les demeures dont lignorance du réveil mavait en un instant sinon présenté
limage distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie
dautrefois, à Combray chez ma grandtante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que jy avais connues, ce que javais vu delles, ce quon men avait raconté.
</p>
<p>
A Combray, tous les jours dès la fin de laprès-midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grandmère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux
de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait lair trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant lheure du dîner, on coiffait ma lampe; et, à linstar des
premiers architectes et maîtres verriers de lâge gothique, elle substituait à lopacité des murs dimpalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail vacillant
et momentané. Mais ma tristesse nen était quaccrue, parce que rien que le changement déclairage détruisait lhabitude que javais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle métait devenue supportable.
Maintenant je ne la reconnaissais plus et jy étais inquiet, comme dans une chambre dhôtel ou de «chalet», où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer.
</p>
<p>
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein dun affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait dun vert sombre la pente dune colline, et savançait en tressautant vers le château de la pauvre Geneviève de
Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui nétait autre que la limite dun des ovales de verre ménagés dans le châssis quon glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce nétait quun pan de château et il avait
devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la lande étaient jaunes et je navais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordorée du
nom de Brabant me lavait montrée avec évidence. Golo sarrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grandtante et quil avait lair de comprendre parfaitement, conformant son attitude avec une
docilité qui nexcluait pas une certaine majesté, aux indications du texte; puis il séloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui
continuait à savancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même, dune essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, sarrangeait de tout obstacle matériel,
de tout objet gênant quil rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel sadaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi
noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
</p>
<p>
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner dun passé mérovingien et promenaient autour de moi des reflets dhistoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette
intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que javais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attention à elle quà lui-même. Linfluence anesthésiante de lhabitude ayant cessé, je me mettais à penser, à
sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci quil semblait ouvrir tout seul, sans que jeusse besoin de le tourner, tant le maniement men
était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps astral à Golo. Et dès quon sonnait le dîner, javais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et
qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me
faisaient examiner ma propre conscience avec plus de scrupules.
</p>
<p>
Après le dîner, hélas, jétais bientôt obligé de quitter maman qui restait à causer avec les autres, au jardin sil faisait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait sil faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grandmère
qui trouvait que «cest une pitié de rester enfermé à la campagne» et qui avait dincessantes discussions avec mon père, les jours de trop grande pluie, parce quil menvoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. «Ce nest
pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté.» Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait la
météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses supériorités. Mais ma grandmère,
elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils dosier de peur quils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et fouetté par laverse,
relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son front simbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait: «Enfin, on respire!» et parcourait les allées détrempées,—trop symétriquement alignées à son gré par le
nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps sarrangerait,—de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers quexcitaient dans son âme
livresse de lorage, la puissance de lhygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu delle déviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusquà
une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème.
</p>
<p>
Quand ces tours de jardin de ma grandmère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: cétait, à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des
lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu,—si ma grandtante lui criait: «Bathilde! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» Pour la taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de
mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père, ma grandtante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre grandmère entrait, priait
ardemment son mari de ne pas goûter au cognac; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grandmère repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les
autres et le peu de cas quelle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce quon voit dans le visage de beaucoup dhumains, il ny avait dironie que pour
elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux quelle chérissait sans les caresser passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grandtante, le spectacle des vaines prières de ma
grandmère et de sa faiblesse, vaincue davance, essayant inutilement dôter à mon grand-père le verre à liqueur, cétait de ces choses à la vue desquelles on shabitue plus tard jusquà les considérer en riant et à prendre le parti
du persécuteur assez résolument et gaiement pour se persuader à soi-même quil ne sagit pas de persécution; elles me causaient alors une telle horreur, que jaurais aimé battre ma grandtante. Mais dès que jentendais: «Bathilde,
viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!» déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les voir;
je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle détudes, sous les toits, dans une petite pièce sentant liris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la muraille et qui
passait une branche de fleurs par la fenêtre entrouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, doù lon voyait pendant le jour jusquau donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi,
sans doute parce quelle était la seule quil me fût permis de fermer à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté. Hélas! je ne savais pas que,
bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé délicate, lincertitude quils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma grandmère, au cours de ces déambulations incessantes, de
laprès-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de lâge presque mauves comme les labours à lautomne, barrées, si elle
sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur involontaire.
</p>
<p>
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait membrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je lentendais monter, puis où
passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où
elle maurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que jaimais tant, jen arrivais à souhaiter quil vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman nétait pas encore venue.
Quelquefois quand, après mavoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire «embrasse-moi une fois encore», mais je savais quaussitôt elle aurait son visage fâché, car la concession quelle faisait
à ma tristesse et à mon agitation en montant membrasser, en mapportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de men faire perdre le besoin, lhabitude, bien loin de me laisser
prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme quelle mavait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure
aimante, et me lavait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de mendormir. Mais ces soirs-là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient
doux encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peu
près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis quil avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à
limproviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit
ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant «sans sonner», mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait: «Une
visite, qui cela peut-il être?» mais on savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann; ma grandtante parlant à haute voix, pour prêcher dexemple, sur un ton quelle sefforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter
ainsi; que rien nest plus désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire quon est en train de dire des choses quelle ne doit pas entendre; et on envoyait en éclaireur ma grandmère, toujours heureuse davoir un
prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la
main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.
</p>
<p>
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grandmère allait nous apporter de lennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand nombre possible dassaillants, et bientôt après mon grand-père disait: «Je reconnais la voix de
Swann.» On ne le reconnaissait en effet quà la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le moins de
lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et jallais, sans en avoir lair, dire quon apportât les sirops; ma grandmère attachait beaucoup dimportance, trouvant cela plus aimable, à ce quils neussent pas lair
de figurer dune façon exceptionnelle, et pour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis de son père, homme excellent mais singulier,
chez qui, paraît-il, un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le cours de la pensée. Jentendais plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur lattitude
quavait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme quil avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne lavait pas vu depuis longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de
Combray, et avait réussi, pour quil nassistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout dun coup, M. Swann
prenant mon grand-père par le bras, sétait écrié: «Ah! mon vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont vous ne mavez jamais
félicité? Vous avez lair comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée!» Brusquement le souvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop
compliqué de chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois quune question ardue se présentait à son esprit, de passer la main
sur son front, dessuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux années quil lui survécut, il disait à mon grand-père: «Cest drôle, je pense très
souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois.» «Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses les
plus différentes. Il maurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence faisant jurisprudence pour moi, ma souvent servi dans la suite à absoudre des
fautes que jaurais été enclin à condamner, ne sétait récrié: «Mais comment? cétait un cœur dor!»
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Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grandtante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas quil ne vivait plus du tout dans la société quavait
fréquentée sa famille et que sous lespèce dincognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient,—avec la parfaite innocence dhonnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand,—un des membres
les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint-Germain.
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Lignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois dalors se faisaient de la société une idée un
peu hindoue et la considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang quoccupaient ses parents, et doù rien, à moins des hasards dune carrière exceptionnelle ou dun mariage
inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de change; le «fils Swann» se trouvait faire partie pour toute sa vie dune caste où les fortunes, comme dans une
catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était «en situation» de frayer. Sil en
connaissait dautres, cétaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient dautant plus bienveillamment les yeux quil continuait, depuis quil était orphelin, à venir
très fidèlement nous voir; mais il y avait fort à parier que ces gens inconnus de nous quil voyait, étaient de ceux quil naurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait rencontrés. Si lon avait voulu à toute force
appliquer à Swann un coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils dagents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant
toujours eu une «toquade» dobjets anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses collections et que ma grandmère rêvait de visiter, mais qui était situé quai dOrléans, quartier que ma
grandtante trouvait infamant dhabiter. «Êtes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes par les marchands», lui disait ma grandtante; elle ne lui
supposait en effet aucune compétence et navait pas haute idée même au point de vue intellectuel dun homme qui dans la conversation évitait les sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque non seulement quand il nous
donnait, en entrant dans les moindres détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma grandmère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis, à exprimer son admiration pour un tableau, il
gardait un silence presque désobligeant et se rattrapait en revanche sil pouvait fournir sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel. Mais dhabitude il se contentait de chercher à
nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits
faisaient rire ma grandtante, mais sans quelle distinguât bien si cétait à cause du rôle ridicule que sy donnait toujours Swann ou de lesprit quil mettait à les conter: «On peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann!»
Comme elle était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann, quil aurait pu, sil avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de lOpéra,
quil était le fils de M. Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq millions, mais que cétait sa fantaisie. Fantaisie quelle jugeait du reste devoir être si divertissante pour les autres, quà Paris, quand M. Swann venait le
1<sup>er</sup> janvier lui apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, sil y avait du monde, de lui dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours près de lEntrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train
quand vous prenez le chemin de Lyon?» Et elle regardait du coin de lœil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
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Mais si lon avait dit à ma grandmère que ce Swann qui, en tant que fils Swann était parfaitement «qualifié» pour être reçu par toute la «belle bourgeoisie», par les notaires ou les avoués les plus estimés de Paris (privilège quil
semblait laisser tomber un peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente; quen sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit quil rentrait se coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se
rendait dans tel salon que jamais lœil daucun agent ou associé dagent ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante quaurait pu lêtre pour une dame plus lettrée la pensée dêtre personnellement liée avec Aristée
dont elle aurait compris quil allait, après avoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre reçu à bras ouverts; ou, pour sen tenir à une
image qui avait plus de chance de lui venir à lesprit, car elle lavait vue peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray—davoir eu à dîner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante de
trésors insoupçonnés.
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Un jour quil était venu nous voir à Paris après dîner en sexcusant dêtre en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du cocher quil avait dîné «chez une princesse»,—«Oui, chez une princesse du demi-monde!» avait répondu
ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
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Aussi, ma grandtante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme elle croyait quil devait être flatté par nos invitations, elle trouvait tout naturel quil ne vînt pas nous voir lété sans avoir à la main un panier de pêches ou de
framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages dItalie il meût rapporté des photographies de chefs-dœuvre.
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On ne se gênait guère pour lenvoyer quérir dès quon avait besoin dune recette de sauce gribiche ou de salade à lananas pour des grands dîners où on ne linvitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour quon pût le
servir à des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la Maison de France: «des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, nest-ce pas», disait ma
grandtante à Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la sœur de ma grandmère chantait, ayant pour manier cet être ailleurs si recherché,
la naïve brusquerie dun enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus de précautions quavec un objet bon marché. Sans doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de celui que créait
ma grandtante, quand le soir, dans le petit jardin de Combray, après quavaient retenti les deux coups hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce quelle savait sur la famille Swann, lobscur et incertain
personnage qui se détachait, suivi de ma grandmère, sur un fond de ténèbres, et quon reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué,
identique pour tout le monde et dont chacun na quà aller prendre connaissance comme dun cahier des charges ou dun testament; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même lacte si simple que nous
appelons «voir une personne que nous connaissons» est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons lapparence physique de lêtre que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui et dans laspect total que nous nous
représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix
comme si celle-ci nétait quune transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann quils
sétaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui étaient cause que dautres personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les élégances régner
dans son visage et sarrêter à son nez busqué comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux
résidu,—mi-mémoire, mi-oubli,—des heures oisives passées ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. Lenveloppe corporelle de notre ami en avait été
si bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était devenu un être complet et vivant, et que jai limpression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand,
dans ma mémoire, du Swann que jai connu plus tard avec exactitude je passe à ce premier Swann,—à ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui dailleurs ressemble moins à lautre quaux
personnes que jai connues à la même époque, comme sil en était de notre vie ainsi que dun musée où tous les portraits dun même temps ont un air de famille, une même tonalité—à ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par lodeur
du grand marronnier, des paniers de framboises et dun brin destragon.
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Pourtant un jour que ma grandmère était allée demander un service à une dame quelle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à cause de notre conception des castes elle navait pas voulu rester en relations malgré une sympathie
réciproque), la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit: «Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes». Ma grandmère était revenue de sa
visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où M<sup>me</sup> de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle était entrée
demander quon fît un point à sa jupe quelle avait déchirée dans lescalier. Ma grandmère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le giletier était lhomme le plus distingué, le mieux
quelle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose dabsolument indépendant du rang social. Elle sextasiait sur une réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman: «Sévigné naurait pas mieux dit!» et
en revanche, dun neveu de M<sup>me</sup> de Villeparisis quelle avait rencontré chez elle: «Ah! ma fille, comme il est commun!»
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Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet non pas de relever celui-ci dans lesprit de ma grandtante, mais dy abaisser M<sup>me</sup> de Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma grandmère, nous
accordions à M<sup>me</sup> de Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui len rendît moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant lexistence de Swann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter. «Comment
elle connaît Swann? Pour une personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon!» Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage avec une femme de la pire société, presque
une cocotte que, dailleurs, il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais daprès laquelle ils crurent pouvoir juger—supposant que cétait là quil lavait prise—le milieu,
inconnu deux, quil fréquentait habituellement.
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Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X..., dont le père et loncle avaient été les hommes dÉtat les plus en vue du règne de
Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits faits qui pouvaient laider à entrer par la pensée dans la vie privée dhommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie. Il fut enchanté dapprendre
que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma grandtante au contraire interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann: quelquun qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était né, en
dehors de sa «classe» sociale, subissait à ses yeux un fâcheux déclassement. Il lui semblait quon renonçât dun coup au fruit de toutes les belles relations avec des gens bien posés, quavaient honorablement entretenues et engrangées
pour leurs enfants les familles prévoyantes; (ma grandtante avait même cessé de voir le fils dun notaire de nos amis parce quil avait épousé une altesse et était par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui
dun de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons décurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bontés). Elle blâma le projet quavait mon grand-père dinterroger Swann, le soir prochain où il devait
venir dîner, sur ces amis que nous lui découvrions. Dautre part les deux sœurs de ma grandmère, vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait
trouver à parler de niaiseries pareilles. Cétaient des personnes daspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables de sintéresser à ce quon appelle un potin, eût-il même un intérêt historique, et dune façon
générale à tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de leur pensée était tel, à légard de tout ce qui, de près ou de loin semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur
sens auditif,—ayant fini par comprendre son inutilité momentanée dès quà dîner la conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient
chers,—mettait alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait subir un véritable commencement datrophie. Si alors mon grand-père avait besoin dattirer lattention des deux sœurs, il fallait quil eût recours à ces
avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes à légard de certains maniaques de la distraction: coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame dun couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la
voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle, soit quils croient tout le monde un peu fou.
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Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin dAsti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom dun tableau qui était à une
Exposition de Corot, il y avait ces mots: «de la collection de M. Charles Swann», nous dit: «Vous avez vu que Swann a «les honneurs» du Figaro?»—«Mais je vous ai toujours dit quil avait beaucoup de goût», dit ma grandmère.
«Naturellement toi, du moment quil sagit dêtre dun autre avis que nous», répondit ma grandtante qui, sachant que ma grandmère nétait jamais du même avis quelle, et nétant bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions
toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grandmère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma grandmère
ayant manifesté lintention de parler à Swann de ce mot du Figaro, ma grandtante le leur déconseilla. Chaque fois quelle voyait aux autres un avantage si petit fût-il quelle navait pas, elle se persuadait que cétait non un
avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier. «Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le journal,
et je ne serais pas flattée du tout quon men parlât.» Elle ne sentêta pas dailleurs à persuader les sœurs de ma grandmère; car celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin lart de dissimuler sous des périphrases
ingénieuses une allusion personnelle quelle passait souvent inaperçue de celui même à qui elle sadressait. Quant à ma mère elle ne pensait quà tâcher dobtenir de mon père quil consentît à parler à Swann non de sa femme mais de sa
fille quil adorait et à cause de laquelle disait-on il avait fini par faire ce mariage. «Tu pourrais ne lui dire quun mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui.» Mais mon père se fâchait: «Mais non! tu as
des idées absurdes. Ce serait ridicule.»
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Mais le seul dentre nous pour qui la venue de Swann devint lobjet dune préoccupation douloureuse, ce fut moi. Cest que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je ne
dînais pas à table, je venais après dîner au jardin, et à neuf heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite masseoir à table, jusquà huit heures où il était convenu que je devais
monter; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait dhabitude dans mon lit au moment de mendormir il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me déshabillais,
sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et sévaporât sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où jaurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je le dérobasse brusquement,
publiquement, sans même avoir le temps et la liberté desprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui sefforcent de ne pas penser à autre chose pendant quils ferment une porte, pour pouvoir,
quand lincertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils lont fermée. Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait que cétait Swann;
néanmoins tout le monde se regarda dun air interrogateur et on envoya ma grandmère en reconnaissance. «Pensez à le remercier intelligiblement de son vin, vous savez quil est délicieux et la caisse est énorme, recommanda mon
grand-père à ses deux belles-sœurs.» «Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grandtante. Comme cest confortable darriver dans une maison où tout le monde parle bas.» «Ah! voilà M. Swann. Nous allons lui demander sil croit quil fera
beau demain», dit mon père. Ma mère pensait quun mot delle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de lemmener un peu à lécart. Mais je la suivis; je ne
pouvais me décider à la quitter dun pas en pensant que tout à lheure il faudrait que je la laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres soirs la consolation quelle vînt membrasser.
«Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille; je suis sûre quelle a déjà le goût des belles œuvres comme son papa.» «Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la véranda», dit mon grand-père en
sapprochant. Ma mère fut obligée de sinterrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs plus grandes beautés: «Nous reparlerons
delle quand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il ny a quune maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la sienne serait de mon avis.» Nous nous assîmes tous autour de la table de fer. Jaurais
voulu ne pas penser aux heures dangoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir mendormir; je tâchais de me persuader quelles navaient aucune importance, puisque je les aurais oubliées demain matin, de
mattacher à des idées davenir qui auraient dû me conduire comme sur un pont au delà de labîme prochain qui meffrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mère, ne se
laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui meût touché ou distrait. Comme un malade, grâce à un
anesthésique, assiste avec une pleine lucidité à lopération quon pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me réciter des vers que jaimais ou observer les efforts que mon grand-père faisait pour parler à Swann du duc
dAudiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune gaîté. Ces efforts furent infructueux. A peine mon grand-père eut-il posé à Swann une question relative à cet orateur quune des sœurs
de ma grandmère aux oreilles de qui cette question résonna comme un silence profond mais intempestif et quil était poli de rompre, interpella lautre: «Imagine-toi, Céline, que jai fait la connaissance dune jeune institutrice
suédoise qui ma donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce quil y a de plus intéressants. Il faudra quelle vienne dîner ici un soir.» «Je crois bien! répondit sa sœur Flora, mais je nai pas perdu mon
temps non plus. Jai rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaît beaucoup Maubant, et à qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il sy prend pour composer un rôle. Cest tout ce quil y a de plus
intéressant. Cest un voisin de M. Vinteuil, je nen savais rien; et il est très aimable.» «Il ny a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables», sécria ma tante Céline dune voix que la timidité rendait forte et la
préméditation, factice, tout en jetant sur Swann ce quelle appelait un regard significatif. En même temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour le vin dAsti, regardait également Swann
avec un air mêlé de congratulation et dironie, soit simplement pour souligner le trait desprit de sa sœur, soit quelle enviât Swann de lavoir inspiré, soit quelle ne pût sempêcher de se moquer de lui parce quelle le croyait sur
la sellette. «Je crois quon pourra réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora; quand on le met sur Maubant ou sur M<sup>me</sup> Materna, il parle des heures sans sarrêter.» «Ce doit être délicieux», soupira mon grand-père
dans lesprit de qui la nature avait malheureusement aussi complètement omis dinclure la possibilité de sintéresser passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition des rôles de Maubant, quelle avait oublié de fournir
celui des sœurs de ma grandmère du petit grain de sel quil faut ajouter soi-même pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou du comte de Paris. «Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire
a plus de rapports que cela nen a lair avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses nont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. Cest dans le volume
sur son ambassade dEspagne; ce nest pas un des meilleurs, ce nest guère quun journal, mais du moins un journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première différence avec les assommants journaux que nous nous croyons
obligés de lire matin et soir.» «Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me semble fort agréable...», interrompit ma tante Flora, pour montrer quelle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le
Figaro. «Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent!» enchérit ma tante Céline. «Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux journaux cest de nous faire faire attention tous les jours à des
choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les
choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les... Pensées de Pascal! (il détacha ce mot dun ton demphase ironique pour ne pas avoir lair pédant). Et cest dans le volume doré sur tranches que nous nouvrons quune fois
tous les dix ans, ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain quaffectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme
cela la juste proportion serait rétablie.» Mais regrettant de sêtre laissé aller à parler même légèrement de choses sérieuses: «Nous avons une bien belle conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces
«sommets», et se tournant vers mon grand-père: «Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu laudace de tendre la main à ses fils. Vous savez, cest ce Maulevrier dont il dit: «Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille que de
lhumeur, de la grossièreté et des sottises.» «Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre chose», dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin dAsti sadressait aux
deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit: «Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, écrit Saint-Simon, il voulut donner la main à mes enfants. Je men aperçus assez tôt pour len empêcher.» Mon grand-père sextasiait déjà
sur «ignorance ou panneau», mais M<sup>lle</sup> Céline, chez qui le nom de Saint-Simon,—un littérateur,—avait empêché lanesthésie complète des facultés auditives, sindignait déjà: «Comment? vous admirez cela? Eh bien! cest du
joli! Mais quest-ce que cela peut vouloir dire; est-ce quun homme nest pas autant quun autre? Quest-ce que cela peut faire quil soit duc ou cocher sil a de lintelligence et du cœur? Il avait une belle manière délever ses
enfants, votre Saint-Simon, sil ne leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais cest abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela?» Et mon grand-père navré, sentant limpossibilité, devant cette
obstruction, de chercher à faire raconter à Swann, les histoires qui leussent amusé disait à voix basse à maman: «Rappelle-moi donc le vers que tu mas appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah! oui: «Seigneur, que de
vertus vous nous faites haïr!» Ah! comme cest bien!»
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Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas lembrasser à plusieurs
reprises devant le monde, comme si çavait été dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle à manger, pendant quon commencerait à dîner et que je sentirais approcher lheure, de faire davance de ce baiser qui serait si
court et furtif, tout ce que jen pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la place de la joue que jembrasserais, de préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la minute que
maccorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait davance de souvenir, daprès ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la
rigueur se passer de la présence du modèle. Mais voici quavant que le dîner fût sonné mon grand-père eut la férocité inconsciente de dire: «Le petit a lair fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir.» Et
mon père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grandmère et que ma mère la foi des traités, dit: «Oui, allons, vas te coucher.» Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. «Mais non, voyons,
laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte!» Et il me fallut partir sans viatique; il me fallut monter chaque marche de lescalier, comme dit lexpression populaire, à
«contre-cœur», montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce quelle ne lui avait pas, en membrassant, donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je mengageais toujours si tristement, exhalait une
odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir et la rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que sous cette forme olfactive mon
intelligence nen pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et quune rage de dents nest encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de leau ou que comme un vers
de Molière que nous nous répétons sans arrêter, cest un grand soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser lidée de rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. Cest linverse de ce
soulagement que jéprouvais quand mon chagrin de monter dans ma chambre entrait en moi dune façon infiniment plus rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par linhalation,—beaucoup plus toxique que la
pénétration morale,—de lodeur de vernis particulière à cet escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir le suaire de ma
chemise de nuit. Mais avant de mensevelir dans le lit de fer quon avait ajouté dans la chambre parce que javais trop chaud lété sous les courtines de reps du grand lit, jeus un mouvement de révolte, je voulus essayer dune ruse
de condamné. Jécrivis à ma mère en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon effroi était que Françoise, la cuisinière de ma tante qui était chargée de soccuper de moi quand jétais à
Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission à ma mère quand il y avait du monde lui paraîtrait aussi impossible que pour le portier dun théâtre de remettre une lettre à un acteur pendant
quil est en scène. Elle possédait à légard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait lapparence de ces
lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal le nerf de la
cuisse). Ce code, si lon en jugeait par lentêtement soudain quelle mettait à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien
dans lentourage de Françoise et dans sa vie de domestique de village navait pu les lui suggérer; et lon était obligé de se dire quil y avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités
manufacturières où de vieux hôtels témoignent quil y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers dune usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile ou les
quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, larticle du code à cause duquel il était peu probable que sauf le cas dincendie Françoise allât déranger maman en présence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait
simplement le respect quelle professait non seulement pour les parents,—comme pour les morts, les prêtres et les rois,—mais encore pour létranger à qui on donne lhospitalité, respect qui maurait peut-être touché dans un livre mais
qui mirritait toujours dans sa bouche, à cause du ton grave et attendri quelle prenait pour en parler, et davantage ce soir où le caractère sacré quelle conférait au dîner avait pour effet quelle refuserait den troubler la
cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon côté, je nhésitai pas à mentir et à lui dire que ce nétait pas du tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que cétait maman qui, en me quittant, mavait recommandé de ne pas
oublier de lui envoyer une réponse relativement à un objet quelle mavait prié de chercher; et elle serait certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Françoise ne me crut pas, car, comme les hommes
primitifs dont les sens étaient plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à des signes insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher; elle regarda pendant cinq minutes lenveloppe comme si
lexamen du papier et laspect de lécriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel article de son code elle devait se référer. Puis elle sortit dun air résigné qui semblait signifier: «Cest-il pas
malheureux pour des parents davoir un enfant pareil!» Elle revint au bout dun moment me dire quon nen était encore quà la glace, quil était impossible au maître dhôtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde,
mais que, quand on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à maman. Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce nétait plus comme tout à lheure pour jusquà demain que javais quitté ma mère, puisque mon
petit mot allait, la fâchant sans doute (et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la même pièce quelle, allait lui parler de moi à loreille; puisque
cette salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, la glace elle-même—le «granité»—et les rince-bouche me semblaient recéler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de
moi, souvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusquà mon cœur enivré lattention de maman tandis quelle lirait mes lignes. Maintenant je nétais plus séparé delle; les
barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis, ce nétait pas tout: maman allait sans doute venir!
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Langoisse que je venais déprouver, je pensais que Swann sen serait bien moqué sil avait lu ma lettre et en avait deviné le but; or, au contraire, comme je lai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues
années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être, naurait pu me comprendre; lui, cette angoisse quil y a à sentir lêtre quon aime dans un lieu de plaisir où lon nest pas, où lon ne peut pas le rejoindre, cest lamour
qui la lui a fait connaître, lamour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée; mais quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant quil ait encore fait son apparition dans notre
vie, elle flotte en lattendant, vague et libre, sans affectation déterminée, au service un jour dun sentiment, le lendemain dun autre, tantôt de la tendresse filiale ou de lamitié pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis
mon premier apprentissage quand Françoise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann lavait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant à
lhôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnaît, nous
aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose durgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rien nest plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et
nous promet de nous lenvoyer avant cinq minutes. Que nous laimons—comme en ce moment jaimais Françoise—, lintermédiaire bien intentionné qui dun mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la fête
inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a
accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que
par une brèche inespérée nous y pénétrons; voici quun des moments dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous
nous le représentons, nous le possédons, nous y intervenons, nous lavons créé presque: le moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient pas être dune essence bien
différente de celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir puisque lami bienveillant nous a dit: «Mais elle sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous
que de sennuyer là-haut.» Hélas! Swann en avait fait lexpérience, les bonnes intentions dun tiers sont sans pouvoir sur une femme qui sirrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelquun quelle naime pas. Souvent,
lami redescend seul.
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Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont elle était censée mavoir prié de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise ces mots: «Il ny a
pas de réponse» que depuis jai si souvent entendu des concierges de «palaces» ou des valets de pied de tripots, rapporter à quelque pauvre fille qui sétonne: «Comment, il na rien dit, mais cest impossible! Vous avez pourtant bien
remis ma lettre. Cest bien, je vais attendre encore.» Et—de même quelle assure invariablement navoir pas besoin du bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste là, nentendant plus que les rares propos sur
le temps quil fait échangés entre le concierge et un chasseur quil envoie tout dun coup en sapercevant de lheure, faire rafraîchir dans la glace la boisson dun client,—ayant décliné loffre de Françoise de me faire de la tisane
ou de rester auprès de moi, je la laissai retourner à loffice, je me couchai et je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis
quen écrivant ce mot à maman, en mapprochant, au risque de la fâcher, si près delle que javais cru toucher le moment de la revoir, je métais barré la possibilité de mendormir sans lavoir revue, et les battements de mon cœur, de
minute en minute devenaient plus douloureux parce que jaugmentais mon agitation en me prêchant un calme qui était lacceptation de mon infortune. Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité menvahit comme quand un médicament
puissant commence à agir et nous enlève une douleur: je venais de prendre la résolution de ne plus essayer de mendormir sans avoir revu maman, de lembrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude dêtre ensuite fâché
pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui résultait de mes angoisses finies me mettait dans un allégresse extraordinaire, non moins que lattente, la soif et la peur du danger. Jouvris la fenêtre sans
bruit et massis au pied de mon lit; je ne faisais presque aucun mouvement afin quon ne mentendît pas den bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de lune, qui
doublant et reculant chaque chose par lextension devant elle de son reflet, plus dense et concret quelle-même, avait à la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan replié jusque-là, quon développe. Ce qui avait besoin de
bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait
circonscrit. Exposés sur ce silence qui nen absorbait rien, les bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à lautre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel «fini» quils semblaient ne devoir
cet effet de lointain quà leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par lorchestre du Conservatoire que quoiquon nen perde pas une note on croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous
les vieux abonnés,—les sœurs de ma grandmère aussi quand Swann leur avait donné ses places,—tendaient loreille comme sils avaient écouté les progrès lointains dune armée en marche qui naurait pas encore tourné la rue de Trévise.
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Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences les plus graves, bien plus graves en vérité quun étranger naurait pu le supposer, de celles
quil aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans léducation quon me donnait, lordre des fautes nétait pas le même que dans léducation des autres enfants et on mavait habitué à placer avant
toutes les autres (parce que sans doute il ny en avait pas contre lesquelles jeusse besoin dêtre plus soigneusement gardé) celles dont je comprends maintenant que leur caractère commun est quon y tombe en cédant à une impulsion
nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que jétais excusable dy succomber ou même peut-être incapable dy résister. Mais je les reconnaissais bien à
langoisse qui les précédait comme à la rigueur du châtiment qui les suivait; et je savais que celle que je venais de commettre était de la même famille que dautres pour lesquelles javais été sévèrement puni, quoique infiniment plus
grave. Quand jirais me mettre sur le chemin de ma mère au moment où elle monterait se coucher, et quelle verrait que jétais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la maison, on me
mettrait au collège le lendemain, cétait certain. Eh bien! dusse-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, jaimais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant cétait maman, cétait lui dire bonsoir, jétais allé trop loin
dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin.
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Jentendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand le grelot de la porte meut averti quil venait de partir, jallai à la fenêtre. Maman demandait à mon père sil avait trouvé la langouste bonne et si M. Swann avait
repris de la glace au café et à la pistache. «Je lai trouvée bien quelconque, dit ma mère; je crois que la prochaine fois il faudra essayer dun autre parfum.» «Je ne peux pas dire comme je trouve que Swann change, dit ma
grandtante, il est dun vieux!» Ma grandtante avait tellement lhabitude de voir toujours en Swann un même adolescent, quelle sétonnait de le trouver tout à coup moins jeune que lâge quelle continuait à lui donner. Et mes
parents du reste commençaient à lui trouver cette vieillesse anormale, excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui na pas de lendemain soit plus long que pour les autres,
parce que pour eux il est vide et que les moments sy additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. «Je crois quil a beaucoup de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain
monsieur de Charlus. Cest la fable de la ville.» Ma mère fit remarquer quil avait pourtant lair bien moins triste depuis quelque temps. «Il fait aussi moins souvent ce geste quil a tout à fait comme son père de sessuyer les yeux
et de se passer la main sur le front. Moi je crois quau fond il naime plus cette femme.» «Mais naturellement il ne laime plus, répondit mon grand-père. Jai reçu de lui il y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je me
suis empressé de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments au moins damour, pour sa femme. Hé bien! vous voyez, vous ne lavez pas remercié pour lAsti», ajouta mon grand-père en se tournant vers ses deux
belles-sœurs. «Comment, nous ne lavons pas remercié? je crois, entre nous, que je lui ai même tourné cela assez délicatement», répondit ma tante Flora. «Oui, tu as très bien arrangé cela: je tai admirée», dit ma tante Céline. «Mais
toi tu as été très bien aussi.» «Oui jétais assez fière de ma phrase sur les voisins aimables.» «Comment, cest cela que vous appelez remercier! sécria mon grand-père. Jai bien entendu cela, mais du diable si jai cru que cétait
pour Swann. Vous pouvez être sûres quil na rien compris.» «Mais voyons, Swann nest pas bête, je suis certaine quil a apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et le prix du vin!» Mon père et ma mère
restèrent seuls, et sassirent un instant; puis mon père dit: «Hé bien! si tu veux, nous allons monter nous coucher.» «Si tu veux, mon ami, bien que je naie pas lombre de sommeil; ce nest pas cette glace au café si anodine qui a pu
pourtant me tenir si éveillée; mais japerçois de la lumière dans loffice et puisque la pauvre Françoise ma attendue, je vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tu vas te déshabiller.» Et ma mère ouvrit la porte
treillagée du vestibule qui donnait sur lescalier. Bientôt, je lentendis qui montait fermer sa fenêtre. Jallai sans bruit dans le couloir; mon cœur battait si fort que javais de la peine à avancer, mais du moins il ne battait plus
danxiété, mais dépouvante et de joie. Je vis dans la cage de lescalier la lumière projetée par la bougie de maman. Puis je la vis elle-même; je mélançai. À la première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce
qui était arrivé. Puis sa figure prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en effet pour bien moins que cela on ne madressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman mavait dit un mot, çaurait
été admettre quon pouvait me reparler et dailleurs cela peut-être meût paru plus terrible encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole
ceût été le calme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider de le renvoyer; le baiser quon donne à un fils quon envoie sengager alors quon le lui aurait refusé si on devait se contenter dêtre fâché deux
jours avec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette où il était allé se déshabiller et pour éviter la scène quil me ferait, elle me dit dune voix entrecoupée par la colère: «Sauve-toi, sauve-toi, quau
moins ton père ne tait vu ainsi attendant comme un fou!» Mais je lui répétais: «Viens me dire bonsoir», terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père sélevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche comme dun
moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire: «Rentre dans ta chambre, je vais venir.» Il était trop tard, mon père était devant nous. Sans le
vouloir, je murmurai ces mots que personne nentendit: «Je suis perdu!»
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Il nen fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissions qui mavaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par ma mère et ma grandmère parce quil ne se souciait pas des «principes» et quil ny avait
pas avec lui de «Droit des gens». Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, quon ne pouvait men priver sans parjure, ou bien, comme il
avait encore fait ce soir, longtemps avant lheure rituelle, il me disait: «Allons, monte te coucher, pas dexplication!» Mais aussi, parce quil navait pas de principes (dans le sens de ma grandmère), il navait pas à proprement
parler dintransigeance. Il me regarda un instant dun air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit: «Mais va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu
nas pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je nai besoin de rien.» «Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que jaie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant...»
«Mais il ne sagit pas dhabituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a lair désolé, cet enfant; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux! Quand tu lauras rendu malade, tu seras bien
avancée! Puisquil y a deux lits dans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher.»
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On ne pouvait pas remercier mon père; on leût agacé par ce quil appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de lInde violet
et rose quil nouait autour de sa tête depuis quil avait des névralgies, avec le geste dAbraham dans la gravure daprès Benozzo Gozzoli que mavait donnée M. Swann, disant à Sarah quelle a à se départir du côté dIsaac. Il y a bien
des années de cela. La muraille de lescalier, où je vis monter le reflet de sa bougie nexiste plus depuis longtemps. En moi aussi bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours et de nouvelles se sont
édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je naurais pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à
maman: «Va avec le petit.» La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête loreille, les sanglots que jeus la force de contenir devant mon père
et qui néclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils nont jamais cessé; et cest seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de
couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour quon les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.
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Maman passa cette nuit-là dans ma chambre; au moment où je venais de commettre une faute telle que je mattendais à être obligé de quitter la maison, mes parents maccordaient plus que je neusse jamais obtenu deux comme récompense
dune belle action. Même à lheure où elle se manifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait ce quelque chose darbitraire et dimmérité qui la caractérisait et qui tenait à ce que généralement elle résultait
plutôt de convenances fortuites que dun plan prémédité. Peut-être même que ce que jappelais sa sévérité, quand il menvoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou ma grandmère, car sa nature, plus différente en
certains points de la mienne que nétait la leur, navait probablement pas deviné jusquici combien jétais malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grandmère savaient bien; mais elles maimaient assez pour ne pas consentir à
mépargner de la souffrance, elles voulaient mapprendre à la dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté. Pour mon père, dont laffection pour moi était dune autre sorte, je ne sais pas sil aurait eu ce
courage: pour une fois où il venait de comprendre que javais du chagrin, il avait dit à ma mère: «Va donc le consoler.» Maman resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter daucun remords ces heures si différentes de ce
que javais eu le droit despérer, quand Françoise, comprenant quil se passait quelque chose dextraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda: «Mais
Madame, qua donc Monsieur à pleurer ainsi?» maman lui répondit: «Mais il ne sait pas lui-même, Françoise, il est énervé; préparez-moi vite le grand lit et montez vous coucher.» Ainsi, pour la première fois, ma tristesse nétait plus
considérée comme une faute punissable mais comme un mal involontaire quon venait de reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je nétais pas responsable; javais le soulagement de navoir plus à mêler de scrupules à
lamertume de mes larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je nétais pas non plus médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et
mavait fait dédaigneusement répondre que je devrais dormir, mélevait à la dignité de grande personne et mavait fait atteindre tout dun coup à une sorte de puberté du chagrin, démancipation des larmes. Jaurais dû être heureux: je
ne létais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui devait lui être douloureuse, que cétait une première abdication de sa part devant lidéal quelle avait conçu pour moi, et que pour la première
fois, elle, si courageuse, savouait vaincue. Il me semblait que si je venais de remporter une victoire cétait contre elle, que javais réussi comme auraient pu faire la maladie, des chagrins, ou lâge, à détendre sa volonté, à faire
fléchir sa raison et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une triste date. Si javais osé maintenant, jaurais dit à maman: «Non je ne veux pas, ne couche pas ici.» Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste
comme on dirait aujourdhui, qui tempérait en elle la nature ardemment idéaliste de ma grandmère, et je savais que, maintenant que le mal était fait, elle aimerait mieux men laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas
déranger mon père. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes; mais justement il me semblait que cela naurait pas dû être, sa
colère eût été moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que navait pas connue mon enfance; il me semblait que je venais dune main impie et secrète de tracer dans son âme une première ride et dy faire apparaître un premier
cheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout dun coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Comme elle
sentit que je men étais aperçu, elle me dit en riant: «Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu nas pas sommeil ni ta maman non plus, ne
restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres.» Mais je nen avais pas là. «Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta grandmère doit te donner pour ta fête? Pense bien:
tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain?» Jétais au contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui,
sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà la boîte à couleurs du Jour de lAn et les vers à soie de lan dernier. Cétait la Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma
grandmère, ai-je su depuis, avait dabord choisi les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana; car si elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elles ne pensait pas que les
grands souffles du génie eussent sur lesprit même dun enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large. Mais mon père layant presque traitée de folle en apprenant les
livres quelle voulait me donner, elle était retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (cétait un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le médecin
avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle sétait rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand. «Ma fille, disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque chose de
mal écrit.»
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En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions
du bien-être et de la vanité. Même quand elle avait à faire à quelquun un cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait «anciens», comme si leur longue désuétude ayant effacé
leur caractère dutilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des hommes dautrefois que pour servir aux besoins de la nôtre. Elle eût aimé que jeusse dans ma chambre des photographies des monuments ou des
paysages les plus beaux. Mais au moment den faire lemplette, et bien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgarité, lutilité reprenaient trop vite leur place dans le mode mécanique de
représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et sinon déliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, dy substituer pour la plus grande partie de lart encore, dy introduire comme plusieurs
«épaisseurs» dart: au lieu de photographies de la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner
des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré dart de plus. Mais si le photographe avait été écarté de la représentation du
chef-dœuvre ou de la nature et remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette interprétation même. Arrivée à léchéance de la vulgarité, ma grandmère tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann
si lœuvre navait pas été gravée, préférant, quand cétait possible, des gravures anciennes et ayant encore un intérêt au delà delles-mêmes, par exemple celles qui représentent un chef-dœuvre dans un état où nous ne pouvons plus le
voir aujourdhui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morgan). Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre lart de faire un cadeau ne furent pas toujours très brillants. Lidée que je
pris de Venise daprès un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoup moins exacte que celle que meussent donnée de simples photographies. On ne pouvait plus faire le compte à la maison,
quand ma grandtante voulait dresser un réquisitoire contre ma grandmère, des fauteuils offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première tentative quon avait faite pour sen servir, sétaient
immédiatement effondrés sous le poids dun des destinataires. Mais ma grandmère aurait cru mesquin de trop soccuper de la solidité dune boiserie où se distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle
imagination du passé. Même ce qui dans ces meubles répondait à un besoin, comme cétait dune façon à laquelle nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles manières de dire où nous voyons une métaphore, effacée, dans
notre moderne langage, par lusure de lhabitude. Or, justement, les romans champêtres de George Sand quelle me donnait pour ma fête, étaient pleins ainsi quun mobilier ancien, dexpressions tombées en désuétude et redevenues
imagées, comme on nen trouve plus quà la campagne. Et ma grandmère les avait achetés de préférence à dautres comme elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier gothique ou quelquune de ces vieilles
choses qui exercent sur lesprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie dimpossibles voyages dans le temps.
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Maman sassit à côté de mon lit; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je navais jamais lu encore de
vrais romans. Javais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose dindéfinissable et de délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la
curiosité ou lattendrissement, certaines façons de dire qui éveillent linquiétude et la mélancolie, et quun lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaient simples—à moi qui considérais un livre
nouveau non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, nayant de raison dexister quen soi,—une émanation troublante de lessence particulière à François le Champi. Sous ces événements si
journaliers, ces choses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. Laction sengagea; elle me parut dautant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent,
pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le récit, sajoutait, quand cétait maman qui me lisait à haute voix, quelle passait toutes les scènes damour. Aussi tous les
changements bizarres qui se produisent dans lattitude respective de la meunière et de lenfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès dun amour naissant me paraissaient empreints dun profond mystère dont je me
figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de «Champi» qui mettait sur lenfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice
infidèle cétait aussi, pour les ouvrages où elle trouvait laccent dun sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de linterprétation, par la beauté et la douceur du son. Même dans la vie, quand cétaient
des êtres et non des œuvres dart qui excitaient ainsi son attendrissement ou son admiration, cétait touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, tel éclat de gaîté qui eût pu faire
mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de fête, danniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle
lisait la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grandmère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne
pas tenir également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant dy être reçu, elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute
lample douceur quelles réclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton quil faut,
laccent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais que les mots nindiquent pas; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à limparfait et au passé défini la douceur quil y a dans
la bonté, la mélancolie quil y a dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent
différentes, dans un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.
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Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit où javais ma mère auprès de moi. Je savais quune telle nuit ne pourrait se renouveler; que le plus grand désir que jeusse au monde, garder ma mère dans ma
chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pour que laccomplissement quon lui avait accordé ce soir pût être autre chose que factice et exceptionnel.
Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus; puis demain soir était encore lointain; je me disais que jaurais le temps daviser, bien que ce
temps-là ne pût mapporter aucun pouvoir de plus, quil sagissait de choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables lintervalle qui les séparait encore de moi.
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<p>...</p>
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Cest ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je nen revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu dindistinctes ténèbres, pareil à ceux que lembrasement dun feu de
Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent plongées dans la nuit: à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, lamorce de lallée obscure par où
arriverait M. Swann, lauteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où je macheminais vers la première marche de lescalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière; et,
au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour lentrée de maman; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce quil pouvait y avoir autour, se détachant seul sur lobscurité, le décor strictement
nécessaire (comme celui quon voit indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province), au drame de mon déshabillage; comme si Combray navait consisté quen deux étages reliés par un mince escalier, et comme
sil ny avait jamais été que sept heures du soir. A vrai dire, jaurais pu répondre à qui meût interrogé que Combray comprenait encore autre chose et existait à dautres heures. Mais comme ce que je men serais rappelé meût été
fourni seulement par la mémoire volontaire, la mémoire de lintelligence, et comme les renseignements quelle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je naurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était
en réalité mort pour moi.
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<p>Mort à jamais? Cétait possible.</p>
<p>Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas dattendre longtemps les faveurs du premier.</p>
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Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusquau jour, qui pour
beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de larbre, entrer en possession de lobjet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, lenchantement est brisé.
Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
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<p>
Il en est ainsi de notre passé. Cest peine perdue que nous cherchions à lévoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que
nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
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<p>
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui nétait pas le théâtre et le drame de mon coucher, nexistait plus pour moi, quand un jour dhiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que javais froid, me
proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai dabord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés
dans la valve rainurée dune coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective dun triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où javais laissé samollir un
morceau de madeleine. Mais à linstant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait dextraordinaire en moi. Un plaisir délicieux mavait envahi, isolé, sans la notion
de sa cause. Il mavait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon quopère lamour, en me remplissant dune essence précieuse: ou plutôt cette essence
nétait pas en moi, elle était moi. Javais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. Doù avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais quelle était liée au goût du thé et du gâteau, mais quelle le dépassait infiniment,
ne devait pas être de même nature. Doù venait-elle? Que signifiait-elle? Où lappréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui mapporte un peu moins que la seconde. Il est
temps que je marrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche nest pas en lui, mais en moi. Il ly a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en
moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à lheure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne
vers mon esprit. Cest à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que lesprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout
son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui nest pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
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<p>
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui napportait aucune preuve logique, mais lévidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres sévanouissaient. Je veux essayer de le faire
réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui
senfuit. Et pour que rien ne brise lélan dont il va tâcher de la ressaisir, jécarte tout obstacle, toute idée étrangère, jabrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se
fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de
lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait sélever, quelque chose quon aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que cest, mais cela
monte lentement; jéprouve la résistance et jentends la rumeur des distances traversées.
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Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être limage, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusquà moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se
confond linsaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur,
lui demander de mapprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il sagit.
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<p>
Arrivera-t-il jusquà la surface de ma claire conscience, ce souvenir, linstant ancien que lattraction dun instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais. Maintenant je ne sens
plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être; qui sait sil remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre
important, ma conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis daujourdhui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
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Et tout dun coup le souvenir mest apparu. Ce goût cétait celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant lheure de la messe), quand jallais lui dire bonjour dans
sa chambre, ma tante Léonie moffrait après lavoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne mavait rien rappelé avant que je ny eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu
depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à dautres plus récents; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne
survivait, tout sétait désagrégé; les formes,—et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot—sétaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force dexpansion qui
leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand dun passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus
fidèles, lodeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, lédifice immense du
souvenir.
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Et dès que jeus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux),
aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre sappliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, quon avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul
javais revu jusque-là); et avec la maison, la ville, la Place où on menvoyait avant déjeuner, les rues où jallais faire des courses depuis le matin jusquau soir et par tous les temps, les chemins quon prenait si le temps était
beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais samusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli deau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés sétirent, se contournent, se colorent, se
différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens
du village et leurs petits logis et léglise et tout Combray et ses environs, tout cela que prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
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<h3>II.</h3>
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Combray de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce nétait quune église résumant la ville, la représentant, parlant delle et pour elle aux lointains, et, quand
on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées quun reste de remparts du moyen âge cernait çà et là dun
trait aussi parfaitement circulaire quune petite ville dans un tableau de primitif. A lhabiter, Combray était un peu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédées de degrés extérieurs,
coiffées de pignons qui rabattaient lombre devant elles, étaient assez obscures pour quil fallût dès que le jour commençait à tomber relever les rideaux dans les «salles»; des rues aux graves noms de saints (desquels plusieurs
seigneurs de Combray): rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était la maison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du Saint-Esprit sur laquelle souvrait la petite porte latérale de son jardin; et ces rues
de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée, peinte de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour moi le monde, quen vérité elles me paraissent toutes, et léglise qui les dominait sur la Place,
plus irréelles encore que les projections de la lanterne magique; et quà certains moments, il me semble que pouvoir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de lOiseau—à la vieille hôtellerie de lOiseau
flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine qui sélève encore par moments en moi aussi intermittente et aussi chaude,—serait une entrée en contact avec lAu-delà plus merveilleusement surnaturelle que de faire la
connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Brabant.
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<p>
La cousine de mon grand-père,—ma grandtante,—chez qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, navait plus voulu quitter, dabord Combray, puis à Combray sa maison, puis
sa chambre, puis son lit et ne «descendait» plus, toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, didée fixe et de dévotion. Son appartement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui
aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presque devant chaque porte, semblait comme un
défilé pratiqué par un tailleur dimages gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante nhabitait plus effectivement que deux chambres contiguës, restant laprès-midi dans lune pendant quon aérait
lautre. Cétaient de ces chambres de province qui,—de même quen certains pays des parties entières de lair ou de la mer sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas,—nous enchantent des mille
odeurs quy dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que latmosphère y tient en suspens; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la
campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise industrieuse et limpide de tous les fruits de lannée qui ont quitté le verger pour larmoire; saisonnières, mais mobilières et domestiques, corrigeant le
piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses dune paix qui napporte quun
surcroît danxiété et dun prosaïsme qui sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. Lair y était saturé de la fine fleur dun silence si nourricier, si succulent que je ne my avançais quavec une
sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement darriver à Combray: avant que jentrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait
attendre un instant, dans la première pièce où le soleil, dhiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre dune odeur de suie, en faisait comme un de
ces grands «devants de four» de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la
poésie de lhivernage; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus dun appui-tête au crochet; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont lair de la chambre était tout
grumeleux et quavait déjà fait travailler et «lever» la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense
«chausson» où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée mengluer dans lodeur
médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée de couvre-lit à fleurs.
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Dans la chambre voisine, jentendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais quassez bas parce quelle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant quelle eût déplacé en parlant trop
fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce quelle croyait que cétait salutaire pour sa gorge et quen empêchant le sang de sy arrêter, cela rendrait moins fréquents les étouffements et
les angoisses dont elle souffrait; puis, dans linertie absolu où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire; elle les douait dune motilité qui lui rendait difficile de les garder pour elle, et
à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme dactivité. Malheureusement, ayant pris lhabitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours
attention à ce quil ny eût personne dans la chambre voisine, et je lentendais souvent se dire à elle-même: «Il faut que je me rappelle bien que je nai pas dormi» (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage
à tous gardait le respect et la trace: le matin Françoise ne venait pas «léveiller», mais «entrait» chez elle; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait quelle voulait «réfléchir» ou «reposer»; et quand il lui
arrivait de soublier en causant jusquà dire: «Ce qui ma réveillée» ou «jai rêvé que», elle rougissait et se reprenait au plus vite).
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Au bout dun moment, jentrais lembrasser; Françoise faisait infuser son thé; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place sa tisane et cétait moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans une
assiette la quantité de tilleul quil fallait mettre ensuite dans leau bouillante. Le dessèchement des tiges les avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel souvraient les fleurs pâles, comme si un peintre
les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient lair des choses les plus disparates, dune aile transparente de mouche, de lenvers blanc dune
étiquette, dun pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection dun nid. Mille petits détails inutiles,—charmante prodigalité du pharmacien,—quon eût supprimés dans une préparation
factice, me donnaient, comme un livre où on sémerveille de rencontrer le nom dune personne de connaissance, le plaisir de comprendre que cétait bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare,
modifiées, justement parce que cétaient non des doubles, mais elles-même et quelles avaient vieilli. Et chaque caractère nouveau ny étant que la métamorphose dun caractère ancien, dans de petites boules grises je reconnaissais les
boutons verts qui ne sont pas venus à terme; mais surtout léclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses dor,—signe, comme la lueur
qui révèle encore sur une muraille la place dune fresque effacée, de la différence entre les parties de larbre qui avaient été «en couleur» et celles qui ne lavaient pas été—me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui avant
de fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, cétait leur couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée quétait la leur maintenant et qui est comme le
crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dans linfusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était suffisamment amolli.
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Dun côté de son lit était une grande commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de lofficine et du maître-autel, où, au-dessus dune statuette de la Vierge et dune bouteille de Vichy-Célestins, on
trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tous ce quil fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne manquer lheure ni de la pepsine, ni des vêpres. De lautre côté, son lit longeait la
fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, quelle commentait ensuite avec Françoise.
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Je nétais pas avec ma tante depuis cinq minutes, quelle me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle navait pas encore arrangé ses faux
cheveux, et où les vertèbres transparaissaient comme les pointes dune couronne dépines ou les grains dun rosaire, et elle me disait: «Allons, mon pauvre enfant, va-ten, va te préparer pour la messe; et si en bas tu rencontres
Françoise, dis-lui de ne pas samuser trop longtemps avec vous, quelle monte bientôt voir si je nai besoin de rien.»
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Françoise, en effet, qui était depuis des années a son service et ne se doutait pas alors quelle entrerait un jour tout à fait au nôtre délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait eu dans mon enfance,
avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait encore lhiver à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peu Françoise que, le 1<sup>er</sup> janvier, avant dentrer chez ma grandtante, ma mère me mettait
dans la main une pièce de cinq francs et me disait: «Surtout ne te trompe pas de personne. Attends pour donner que tu mentendes dire: «Bonjour Françoise»; en même temps je te toucherai légèrement le bras. A peine arrivions-nous dans
lobscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans lombre, sous les tuyaux dun bonnet éblouissant, raide et fragile comme sil avait été de sucre filé, les remous concentriques dun sourire de reconnaissance anticipé.
Cétait Françoise, immobile et debout dans lencadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage lamour
désintéressé de lhumanité, le respect attendri pour les hautes classes quexaltait dans les meilleures régions de son cœur lespoir des étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence et disait dune voix forte: «Bonjour Françoise.»
A ce signal mes doigts souvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que Françoise; nous étions ses préférés,
elle avait pour nous, au moins pendant les premières années, avec autant de considération que pour ma tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles
que noue entre les membres dune famille la circulation dun même sang, autant de respect quun tragique grec), le charme de nêtre pas ses maîtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de navoir pas
encore plus beau temps, le jour de notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il faisait un vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce quon comptait
faire de lui, sil ressemblerait à sa grandmère.
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<p>Et quand il ny avait plus de monde là, maman qui savait que Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des années, lui parlait deux avec douceur, lui demandait mille détails sur ce quavait été leur vie.</p>
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Elle avait deviné que Françoise naimait pas son gendre et quil lui gâtait le plaisir quelle avait à être avec sa fille, avec qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi, quand Françoise allait les voir, à
quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant: «Nest-ce pas Françoise, si Julien a été obligé de sabsenter et si vous avez Marguerite à vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais vous vous ferez une
raison?» Et Françoise disait en riant: «Madame sait tout; madame est pire que les rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle-même, ignorante, demployer ce terme savant), quon a fait venir
pour M<sup>me</sup> Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur», et disparaissait, confuse quon soccupât delle, peut-être pour quon ne la vît pas pleurer; maman était la première personne qui lui donnât cette douce émotion
de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient présenter de lintérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour une autre quelle-même. Ma tante se résignait à se priver un peu delle pendant notre séjour,
sachant combien ma mère appréciait le service de cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait lair dêtre en biscuit,
que pour aller à la grandmesse; qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, quelle fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir lair de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de
leau chaude ou du café noir, les apportait vraiment bouillants; elle était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-être parce quils ne prennent pas
la peine de faire sa conquête et nont pas pour lui de prévenance, sachant très bien quils nont aucun besoin de lui, quon cesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les
maîtres qui ont éprouvé leur capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impression à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable nullité.
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<p>
Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents eussent tout ce quil leur fallait, remontait une première fois chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce quelle prendrait pour déjeuner, il était bien rare
quil ne fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explications sur quelque événement dimportance:
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—«Françoise, imaginez-vous que M<sup>me</sup> Goupil est passée plus dun quart dheure en retard pour aller chercher sa sœur; pour peu quelle sattarde sur son chemin cela ne me surprendrait point quelle arrive après lélévation.»
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<p>—«Hé! il ny aurait rien détonnant», répondait Françoise.</p>
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—«Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt, vous auriez vu passer M<sup>me</sup> Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme celles de la mère Callot; tâchez donc de savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous
qui, cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces, vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs.»
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<p>—«Il ny aurait rien détonnant quelles viennent de chez M. le Curé», disait Françoise.</p>
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—«Ah! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait ma tante en haussant les épaules, chez M. le Curé! Vous savez bien quil ne fait pousser que de petites méchantes asperges de rien. Je vous dis que celles-là étaient grosses
comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année.»
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<p>—«Françoise, vous navez pas entendu ce carillon qui ma cassé la tête?»</p>
<p>—«Non, madame Octave.»</p>
<p>
—«Ah! ma pauvre fille, il faut que vous layez solide votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. Cétait la Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné par la
rue de lOiseau. Il faut quil y ait quelque enfant de malade.»
</p>
<p>—«Eh! là, mon Dieu», soupirait Françoise, qui ne pouvait pas entendre parler dun malheur arrivé à un inconnu, même dans une partie du monde éloignée, sans commencer à gémir.</p>
<p>
—«Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts? Ah! mon Dieu, ce sera pour M<sup>me</sup> Rousseau. Voilà-t-il pas que javais oublié quelle a passé lautre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne
sais plus ce que jai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.»
</p>
<p>—«Mais non, madame Octave, mon temps nest pas si cher; celui qui la fait ne nous la pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne séteint pas.»</p>
<p>
Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au cours de cette séance matinale, les premiers événements du jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tante sentait quelle
ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.
</p>
<p>—«Mais, madame Octave, ce nest pas encore lheure de la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse?»</p>
<p>
—«Mais non, Françoise, disait ma tante, cest-à-dire si, vous savez bien que maintenant les moments où je nai pas de faiblesse sont bien rares; un jour je passerai comme M<sup>me</sup> Rousseau sans avoir eu le temps de me
reconnaître; mais ce nest pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas que je viens de voir comme je vous vois M<sup>me</sup> Goupil avec une fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. Cest
bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui cest.»
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<p>—«Mais ça sera la fille à M. Pupin», disait Françoise qui préférait sen tenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matin chez Camus.</p>
<p>—«La fille à M. Pupin! Oh! je vous crois bien, ma pauvre Françoise! Avec cela que je ne laurais pas reconnue?»</p>
<p>—«Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de lavoir déjà vue ce matin.»</p>
<p>
—«Ah! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait quelle soit venue pour les fêtes. Cest cela! Il ny a pas besoin de chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout à lheure M<sup>me</sup>
Sazerat venir sonner chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça! Jai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte! Vous verrez que la tarte allait chez M<sup>me</sup> Goupil.»
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—«Dès linstant que M<sup>me</sup> Goupil a de la visite, madame Octave, vous nallez pas tarder à voir tout son monde rentrer pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure», disait Françoise qui, pressé de
redescendre soccuper du déjeuner, nétait pas fâchée de laisser à ma tante cette distraction en perspective.
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—«Oh! pas avant midi, répondait ma tante dun ton résigné, tout en jetant sur la pendule un coup dœil inquiet, mais furtif pour ne pas laisser voir quelle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à apprendre que M<sup>me</sup>
Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus dune heure. Et encore cela tombera pendant mon déjeuner!» ajouta-t-elle à mi-voix pour elle-même. Son déjeuner lui était une
distraction suffisante pour quelle nen souhaitât pas une autre en même temps. «Vous noublierez pas au moins de me donner mes œufs à la crème dans une assiette plate?» Cétaient les seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante
samusait à chaque repas à lire la légende de celle quon lui servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait: Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant: Très bien, très bien.
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<p>—«Je serais bien allée chez Camus...» disait Françoise en voyant que ma tante ne ly enverrait plus.</p>
<p>—«Mais non, ce nest plus la peine, cest sûrement M<sup>lle</sup> Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien.»</p>
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Mais ma tante savait bien que ce nétait pas pour rien quelle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne «quon ne connaissait point» était un être aussi peu croyable quun dieu de la mythologie, et de fait on ne se
souvenait pas que, chaque fois que sétait produite, dans la rue de Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites neussent pas fini par réduire le personnage fabuleux aux proportions
dune «personne quon connaissait», soit personnellement, soit abstraitement, dans son état civil, en tant quayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. Cétait le fils de M<sup>me</sup> Sauton qui rentrait du service, la
nièce de labbé Perdreau qui sortait de couvent, le frère du curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant lémotion de croire quil y avait à Combray
des gens quon ne connaissait point simplement parce quon ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à lavance, M<sup>me</sup> Sauton et le curé avaient prévenu quils attendaient leurs
«voyageurs». Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter notre promenade à ma tante, si javais limprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait pas: «Un homme que
grand-père ne connaissait point, sécriait elle. Ah! je te crois bien!» Néanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père était mandé. «Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du
Pont-Vieux, mon oncle? un homme que vous ne connaissiez point?»—«Mais si, répondait mon grand-père, cétait Prosper le frère du jardinier de M<sup>me</sup>
Bouillebœuf.»—«Ah! bien», disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge; haussant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait: «Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez point!» Et on me
recommandait dêtre plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un
chien «quelle ne connaissait point», elle ne cessait dy penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents dinduction et ses heures de liberté.
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<p>—«Ce sera le chien de M<sup>me</sup> Sazerat», disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but dapaisement et pour que ma tante ne se «fende pas la tête.»</p>
<p>—«Comme si je ne connaissais pas le chien de M<sup>me</sup> Sazerat!» répondait ma tante dont lesprit critique nadmettait pas si facilement un fait.</p>
<p>—«Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux.»</p>
<p>—«Ah! à moins de ça.»</p>
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—«Il paraît que cest une bête bien affable», ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, «spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. Cest rare
quune bête qui na que cet âge-là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je nai pas le temps de mamuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau nest seulement pas éclairé, et jai encore à plumer
mes asperges.»
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<p>—«Comment, Françoise, encore des asperges! mais cest une vraie maladie dasperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens!»</p>
<p>—«Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de léglise avec de lappétit et vous verrez quils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller.»</p>
<p>—«Mais à léglise, ils doivent y être déjà; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner.»</p>
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Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, jaccompagnais mes parents à la messe. Que je laimais, que je la revois bien, notre Église! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié et
profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à léglise et de leurs doigts timides prenant de leau bénite, pouvait, répété pendant des
siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et lentailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble
poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un pavage spirituel, nétaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de
leur propre équarrissure quici elles avaient dépassées dun flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre; et en deçà desquelles, ailleurs, elles sétaient résorbées,
contractant encore lelliptique inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractères abrégés, rapprochant deux lettres dun mot dont les autres avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne
chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr quil ferait beau dans léglise; lun était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu
de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre; (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les jours de semaine, à midi, quand il ny a pas doffice,—à lun de ces rares moments où léglise
aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait lair presque habitable comme le hall de pierre sculptée et de verre peint, dun hôtel de style moyen âge,—on voyait sagenouiller un instant M<sup
>me</sup
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Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours quelle venait de prendre chez le pâtissier den face et quelle allait rapporter pour le déjeuner); dans un autre une montagne de neige rose, au pied de
laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière quelle boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la même sans
doute qui empourprait le retable de lautel de tons si frais quils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehors prête à sévanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre); et tous étaient si anciens
quon voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des siècles et monter brillante et usée jusquà la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un haut compartiment divisé en
une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI; mais soit quun rayon eût brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à
travers la verrière tour à tour éteinte et rallumée, un mouvant et précieux incendie, linstant daprès elle avait pris léclat changeant dune traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique
qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si cétait dans la nef de quelque grotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; un instant
après les petits vitraux en losange avaient pris la transparence profonde, linfrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses,
un sourire momentané de soleil; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés
avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre.
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Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement dEsther (le tradition voulait quon eût donné à Assuérus les traits dun roi de France et à Esther ceux dune dame de Guermantes dont il était amoureux) auxquelles leurs
couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage: un peu de rose flottait aux lèvres dEsther au delà du dessin de leur contour, le jaune de sa robe sétalait si onctueusement, si grassement, quelle en
prenait une sorte de consistance et senlevait vivement sur latmosphère refoulée; et la verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant «passé» dans le haut, faisait se détacher en
plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination dun soleil invisible. Tout cela et plus encore les objets précieux venus à léglise de
personnages qui étaient pour moi presque des personnages de légende (la croix dor travaillée disait-on par saint Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en porphyre et en cuivre émaillé) à cause de
quoi je mavançais dans léglise, quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le paysan sémerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage surnaturel,
tout cela faisait delle pour moi quelque chose dentièrement différent du reste de la ville: un édifice occupant, si lon peut dire, un espace à quatre dimensions—la quatrième étant celle du Temps,—déployant à travers les siècles son
vaisseau qui, de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives doù il sortait victorieux; dérobant le rude et farouche XI<sup>e</sup> siècle
dans lépaisseur de ses murs, doù il napparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche lescalier du clocher, et, même là, dissimulé par les
gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme de plus grandes sœurs, pour le cacher aux étrangers, se placent en souriant devant un jeune frère rustre, grognon et mal vêtu; élevant dans le ciel au-dessus
de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et semblait le voir encore; et senfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervurée comme la membrane dune
immense chauve-souris de pierre, Théodore et sa sœur nous éclairaient dune bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve,—comme la trace dun fossile,—avait été creusée, disait-on, «par une lampe de
cristal qui, le soir du meurtre de la princesse franque, sétait détachée delle-même des chaînes dor où elle était suspendue à la place de lactuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme séteignît, sétait
enfoncée dans la pierre et lavait fait mollement céder sous elle.»
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Labside de léglise de Combray, peut-on vraiment en parler? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même délan religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait était en contre-bas, sa
grossière muraille sexhaussait dun soubassement en moellons nullement polis, hérissés de cailloux, et qui navait rien de particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient percées à une hauteur excessive, et le tout avait
plus lair dun mur de prison que déglise. Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses absides que jai vues, il ne me serait jamais venu à la pensée de rapprocher delles labside de Combray. Seulement, un
jour, au détour dune petite rue provinciale, japerçus, en face du croisement de trois ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées en haut et offrant le même aspect asymétrique que labside de Combray. Alors
je ne me suis pas demandé comme à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié: «LÉglise!»
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Léglise! Familière; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de M<sup>me</sup> Loiseau, quelle touchait sans aucune séparation; simple citoyenne de Combray qui
aurait pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu des numéros, et où il semble que le facteur aurait dû sarrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant dentrer chez M<sup>me</sup> Loiseau et en
sortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant entre elle et tout ce qui nétait pas elle une démarcation que mon esprit na jamais pu arriver à franchir. M<sup>me</sup> Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient
la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et dont les fleurs navaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que daller rafraîchir leurs joues violettes et congestionnées
contre la sombre façade de léglise, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi; entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles sappuyaient, si mes yeux ne percevaient pas dintervalle, mon esprit réservait un
abîme.
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On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivant sa figure inoubliable à lhorizon où Combray napparaissait pas encore; quand du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon père lapercevait qui
filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de fer, il nous disait: «Allons, prenez les couvertures, on est arrivé.» Et dans une des plus grandes promenades que nous faisions de Combray,
il y avait un endroit où la route resserrée débouchait tout à coup sur un immense plateau fermé à lhorizon par des forêts déchiquetées que dépassait seul la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais si mince, si rose, quelle
semblait seulement rayée sur le ciel par un ongle qui aurait voulu donner à se paysage, à ce tableau rien que de nature, cette petite marque dart, cette unique indication humaine. Quand on se rapprochait et quon pouvait apercevoir
le reste de la tour carrée et à demi détruite qui, moins haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout de ton rougeâtre et sombre des pierres; et, par un matin brumeux dautomne, on aurait dit, sélevant au-dessus du violet
orageux des vignobles, une ruine de pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.
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Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grandmère me faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées deux par deux les unes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les distances
qui ne donne pas de la beauté et de la dignité quaux visages humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les vieilles pierres qui les
laissaient sébattre sans paraître les voir, devenues tout dun coup inhabitables et dégageant un principe dagitation infinie, les avait frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le velours violet de lair du soir,
brusquement calmés ils revenaient sabsorber dans la tour, de néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe dun clocheton, comme une mouette
arrêtée avec limmobilité dun pêcheur à la crête dune vague. Sans trop savoir pourquoi, ma grandmère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire
riches dune influence bienfaisante, la nature, quand la main de lhomme ne lavait pas, comme faisait le jardinier de ma grandtante, rapetissée, et les œuvres de génie. Et sans doute, toute partie de léglise quon apercevait la
distinguait de tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais cétait dans son clocher quelle semblait prendre conscience delle-même, affirmer une existence individuelle et responsable. Cétait lui qui parlait
pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma grandmère trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, lair naturel et lair distingué. Ignorante en architecture, elle disait: «Mes enfants,
moquez-vous de moi si vous voulez, il nest peut-être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que sil jouait du piano, il ne jouerait pas sec.» Et en le regardant, en suivant des yeux la douce
tension, linclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en sélevant comme des mains jointes qui prient, elle sunissait si bien à leffusion de la flèche, que son regard semblait sélancer avec elle; et en même
temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant néclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient tout dun coup
montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris «en voix de tête» une octave au-dessus.
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Cétait le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais apercevoir que sa
base qui avait été recouverte dardoises; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude matinée dété, flamboyer comme un soleil noir, je me disais: «Mon-Dieu! neuf heures! il faut se préparer pour aller à la grandmesse si
je veux avoir le temps daller embrasser tante Léonie avant», et je savais exactement la couleur quavait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, lombre que faisait le store du magasin où maman entrerait
peut-être avant la messe dans une odeur de toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se préparant à fermer, venait daller dans larrière-boutique passer sa
veste du dimanche et se savonner les mains quil avait lhabitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus mélancoliques, de frotter lune contre lautre dun air dentreprise, de partie fine et de réussite.
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Quand après la messe, on entrait dire à Théodore dapporter une brioche plus grosse que dhabitude parce que nos cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi le clocher qui, doré
et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie, avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensais au moment où il faudrait
tout à lheure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il était au contraire si doux, dans la journée finissante, quil avait lair dêtre posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa
pression, sétait creusé légèrement pour lui faire sa place et refluait sur ses bords; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose
dineffable.
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Même dans les courses quon avait à faire derrière léglise, là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par rapport au clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être plus émouvant encore quand il apparaissait ainsi sans
léglise. Et certes, il y en a bien dautres qui sont plus beaux vus de cette façon, et jai dans mon souvenir des vignettes de clochers dépassant les toits, qui ont un autre caractère dart que celles que composaient les tristes rues
de Combray. Je noublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIII<sup>e</sup> siècle, qui me sont à beaucoup dégards chers et vénérables et entre lesquels, quand on la regarde
du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique dune église quils cachent sélance, ayant lair de terminer, de surmonter leurs façades, mais dune matière si différente, si précieuse, si annelée, si rose,
si vernie, quon voit bien quelle nen fait pas plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé démail. Même à
Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je sais une fenêtre où on voit après un premier, un second et même un troisième plan fait des toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre, parfois
aussi, dans les plus nobles «épreuves» quen tire latmosphère, dun noir décanté de cendres, laquelle nest autre que le dôme Saint-Augustin et qui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome par Piranesi. Mais
comme dans aucune de ces petites gravures, avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter elle ne put mettre ce que javais perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considérer une chose comme un spectacle, mais
y croire comme en un être sans équivalent, aucune delles ne tient sous sa dépendance toute une partie profonde de ma vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui sont derrière léglise. Quon le
vît à cinq heures, quand on allait chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevant brusquement dune cime isolée la ligne de faîte des toits; que si, au contraire, on voulait entrer demander des
nouvelles de M<sup>me</sup> Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de son autre versant en sachant quil faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher; soit quencore, poussant plus loin, si on
allait à la gare, on le vît obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris à un moment inconnu de sa révolution; ou que, des bords de la Vivonne, labside musculeusement ramassée et
remontée par la perspective semblât jaillir de leffort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au cœur du ciel: cétait toujours à lui quil fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons dun pinacle
inattendu, levé avant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans que je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourdhui encore si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de
Paris que je connais mal, un passant qui ma «mis dans mon chemin» me montre au loin, comme un point de repère, tel beffroi dhôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin dune rue que je dois
prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue, le passant, sil se retourne pour sassurer que je ne mégare pas, peut, à son étonnement, mapercevoir
qui, oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur loubli qui sassèchent et se
rebâtissent; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à lheure quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue...mais...cest dans mon cœur...
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En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui, retenu à Paris par sa profession dingénieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir au lundi matin. Cétait
un de ces hommes qui, en dehors dune carrière scientifique où ils ont dailleurs brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionnelle nutilise pas et dont
profite leur conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne savions pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très étonnés de voir quun musicien célèbre avait composé
une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de «facilité» que bien des peintres, ils simaginent que la vie quils mènent nest pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs occupations positives soit une insouciance
mêlée de fantaisie, soit une application soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, dune politesse
raffinée, causeur comme nous nen avions jamais entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de lhomme délite, prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma grandmère lui
reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel quil y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque décolier. Elle
sétonnait aussi des tirades enflammées quil entamait souvent contre laristocratie, la vie mondaine, le snobisme, «certainement le péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour lequel il ny a pas de rémission.»
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Lambition mondaine était un sentiment que ma grandmère était si incapable de ressentir et presque de comprendre quil lui paraissait bien inutile de mettre tant dardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de très bon goût
que M. Legrandin dont la sœur était mariée près de Balbec avec un gentilhomme bas-normand se livrât à des attaques aussi violentes encore les nobles, allant jusquà reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés.
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<p>—Salut, amis! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtes heureux dhabiter beaucoup ici; demain il faudra que je rentre à Paris, dans ma niche.</p>
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—«Oh! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il ny manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici.
Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme, dune qualité rare, une nature dartiste, ne la laissez pas manquer de ce quil lui
faut.»
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Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si M<sup>me</sup> Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant quun peintre
travaillait dans léglise à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez lépicier, était revenue bredouille par la faute de labsence de Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de
lentretien de léglise, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir universel.
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<p>—«Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà lheure dEulalie. Il ny a vraiment quelle qui pourra me dire cela.»</p>
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Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui sétait «retirée» après la mort de M<sup>me</sup> de la Bretonnerie où elle avait été en place depuis son enfance et qui avait pris à côté de léglise une chambre, doù elle
descendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, dire une petite prière ou donner un coup de main à Théodore; le reste du temps elle allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à qui elle racontait
ce qui sétait passé à la messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas dajouter quelque casuel à la petite rente que lui servait la famille de ses anciens maîtres en allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de quelque
autre personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle portait au-dessus dune mante de drap noir un petit béguin blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues et à son nez recourbé,
les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient la grande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus guère personne dautre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs parce
quils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans lune ou lautre des deux catégories de gens quelle détestait. Les uns, les pires et dont elle sétait débarrassée les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas
«sécouter» et professaient, fût-ce négativement et en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive quune petite promenade au soleil et un bon bifteck
saignant (quand elle gardait quatorze heures sur lestomac deux méchantes gorgées deau de Vichy!) lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. Lautre catégorie se composait des personnes qui avaient lair de croire
quelle était plus gravement malade quelle ne pensait, était aussi gravement malade quelle le disait. Aussi, ceux quelle avait laissé monter après quelques hésitations et sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours
de leur visite, avaient montré combien ils étaient indignes de la faveur quon leur faisait en risquant timidement un: «Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un beau temps», ou qui, au contraire, quand elle leur
avait dit: «Je suis bien bas, bien bas, cest la fin, mes pauvres amis», lui avaient répondu: «Ah! quand on na pas la santé! Mais vous pouvez durer encore comme ça», ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais
être reçus. Et si Françoise samusait de lair épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait lair de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de
sonnette, elle riait encore bien plus, et comme dun bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver à les faire congédier et de leur mine déconfite en sen retournant sans lavoir vue, et, au fond admirait sa
maîtresse quelle jugeait supérieure à tous ces gens puisquelle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois quon lapprouvât dans son régime, quon la plaignît pour ses souffrances et quon la rassurât sur son
avenir.
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Cest à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en une minute: «Cest la fin, ma pauvre Eulalie», vingt fois Eulalie répondait: «Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à cent
ans, comme me disait hier encore M<sup>me</sup> Sazerin.» (Une des plus fermes croyances dEulalie et que le nombre imposant des démentis apportés par lexpérience navait pas suffi à entamer, était que M<sup>me</sup> Sazerat
sappelait M<sup>me</sup> Sazerin.)
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<p>—Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme précis.</p>
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Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu régulièrement tous les dimanches sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective
lentretenait ces jours-là dans un état agréable dabord, mais bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu quEulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté dattendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne
cessait de regarder lheure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette dEulalie, sil arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne lespérait plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche,
elle ne pensait quà cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que nous quittions la salle à manger pour quelle pût monter «occuper» ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours sinstallaient à
Combray) il y avait bien longtemps que lheure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire quelle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore avait retenti autour de notre table, auprès du pain bénit venu
lui aussi familièrement en sortant de léglise, quand nous étions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent dœufs, de côtelettes, de pommes de
terre, de confitures, de biscuits, quelle ne nous annonçait même plus, Françoise ajoutait—selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et
si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles quon sculptait au XIII<sup>e</sup> siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie—: une barbue parce que la marchande lui en avait
garanti la fraîcheur, une dinde parce quelle en avait vu une belle au marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce quelle ne nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parce que le grand air
creuse et quil avait bien le temps de descendre dici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que cétait encore une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il ny en aurait plus, des framboises que M.
Swann avait apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans quil nen donnait plus, du fromage à la crème que jaimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce quelle lavait
commandé la veille, une brioche parce que cétait notre tour de loffrir. Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspiration,
attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé den goûter en disant: «Jai fini, je nai plus faim», se serait
immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent quun artiste leur fait dune de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que ny valent que lintention et la signature. Même en laisser une seule
goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.
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Enfin ma mère me disait: «Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va dabord prendre lair un instant pour ne pas lier en sortant de table.» Jallais masseoir près de la pompe et
de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, dune salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé dun lilas, dans ce petit coin du jardin
qui souvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel sélevait par deux degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante, larrière-cuisine. On apercevait son
dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins lair de lantre de Françoise que dun petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes, venus parfois de hameaux
assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement dune colombe.
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Autrefois, je ne mattardais pas dans le bois consacré qui lentourait, car, avant de monter lire, jentrais dans le petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite
comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cette odeur obscure et
fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait rêver longuement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés. Mais depuis nombre dannées je nentrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe,
ce dernier ne venant plus à Combray à cause dune brouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes:
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Une ou deux fois par mois, à Paris, on menvoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que
je nétais pas venu depuis longtemps, quon labandonnait; il moffrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne sarrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont les murs étaient ornés de
moulures dorées, les plafonds peints dun bleu qui prétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes grands-parents, mais jaune; puis nous passions dans ce quil appelait son cabinet de «travail» aux murs
duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, quon aimait sous le second Empire parce quon leur trouvait un air
pompéien, puis quon détesta, et quon recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré les autres quon donne et qui est quelles ont lair second Empire. Et je restais avec mon oncle jusquà ce que son valet de chambre vînt
lui demander, de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation quaurait craint de troubler dun seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait
avec curiosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême, mon oncle prononçait infailliblement ces mots: «Deux heures et quart», que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter: «Deux
heures et quart? bien...je vais le dire...»
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A cette époque javais lamour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne mavaient encore jamais permis dy aller, et je me représentais dune façon si peu exacte les plaisirs quon y goûtait que je nétais pas éloigné de
croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui nétait que pour lui, quoique semblable au millier dautres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.
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Tous les matins je courais jusquà la colonne Moriss pour voir les spectacles quelle annonçait. Rien nétait plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et qui étaient
conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce nest une de ces œuvres étranges
comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles sinscrivaient, non sur laffiche verte de lOpéra-Comique, mais sur laffiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus différent de laigrette
étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents mayant dit que quand jirais pour la première fois au théâtre jaurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à
approfondir successivement le titre de lune et le titre de lautre, puisque cétait tout ce que je connaissais delles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir quil me promettait et de le comparer à celui que recélait lautre,
jarrivais à me représenter avec tant de force, dune part une pièce éblouissante et fière, de lautre une pièce douce et veloutée, que jétais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on
mavait donné à opter encore du riz à lImpératrice et de la crème au chocolat.
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Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dont lart, bien quil me fût encore inconnu, était la première forme, entre toutes celles quil revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi, lArt. Entre
la manière que lun ou lautre avait de débiter, de nuancer une tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une importance incalculable. Et, daprès ce que lon mavait dit deux, je les classais par ordre de talent,
dans des listes que je me récitais toute la journée: et qui avaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
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Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes, je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander sil était déjà
allé au théâtre et sil trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait quaprès Thiron, ou Delaunay quaprès Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant la
rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et lagilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissement et de la
vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
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Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français mavait causé le saisissement et les souffrances de lamour, combien le nom dune étoile flamboyant à la porte dun théâtre,
combien, à la glace dun coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage dune femme que je pensais être peut-être une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé, un effort
impuissant et douloureux pour me représenter sa vie! Je classais par ordre de talent les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes mintéressaient. Or mon oncle en connaissait
beaucoup, et aussi des cocottes que je ne distinguais pas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous nallions le voir quà certains jours cest que, les autres jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille
naurait pas pu se rencontrer, du moins à son avis à elle, car, pour mon oncle, au contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui navaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses de nom ronflant, qui nétait
sans doute quun nom de guerre, la politesse de les présenter à ma grandmère ou même à leur donner des bijoux de famille, lavait déjà brouillé plus dune fois avec mon grand-père. Souvent, à un nom dactrice qui venait dans la
conversation, jentendais mon père dire à ma mère, en souriant: «Une amie de ton oncle»; et je pensais que le stage que peut-être pendant des années des hommes importants faisaient inutilement à la porte de telle femme qui ne
répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un gamin comme moi en le présentant chez lui à lactrice, inapprochable à tant dautres, qui était pour lui une
intime amie.
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Aussi,—sous le prétexte quune leçon qui avait été déplacée tombait maintenant si mal quelle mavait empêché plusieurs fois et mempêcherait encore de voir mon oncle—un jour, autre que celui qui était réservé aux visites que nous lui
faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné de bonne heure, je sortis et au lieu daller regarder la colonne daffiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusquà lui. Je remarquai devant sa porte une
voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet rouge comme avait le cocher à sa boutonnière. De lescalier jentendis un rire et une voix de femme, et dès que jeus sonné, un silence, puis le bruit de portes quon
fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir et tandis quil allait pourtant le prévenir la même voix que javais entendue
disait: «Oh, si! laisse-le entrer; rien quune minute, cela mamuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, nest-ce pas? Je voudrais
le voir rien quun instant, ce gosse.»
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<p>Jentendis mon oncle grommeler, se fâcher; finalement le valet de chambre me fit entrer.</p>
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Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que dhabitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme qui
achevait de manger une mandarine. Lincertitude où jétais sil fallait dire madame ou mademoiselle me fit rougir et nosant pas trop tourner les yeux de son côté de peur davoir à lui parler, jallai embrasser mon oncle. Elle me
regardait en souriant, mon oncle lui dit: «Mon neveu», sans lui dire mon nom, ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés quil avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que possible déviter tout trait
dunion entre sa famille et ce genre de relations.
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<p>—«Comme il ressemble à sa mère,» dit-elle.</p>
<p>—«Mais vous navez jamais vu ma nièce quen photographie, dit vivement mon oncle dun ton bourru.»</p>
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—«Je vous demande pardon, mon cher ami, je lai croisée dans lescalier lannée dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai que je ne lai vue que le temps dun éclair et que votre escalier est bien noir, mais cela ma suffi
pour ladmirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça, dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front. Est-ce que madame votre nièce porte le même nom que vous, ami? demanda-t-elle à mon oncle.»
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<p>—«Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui ne se souciait pas plus de faire des présentations à distance en disant le nom de maman que den faire de près. Cest tout à fait son père et aussi ma pauvre mère.»</p>
<p>—«Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légère inclinaison de la tête, et je nai jamais connu votre pauvre mère, mon ami. Vous vous souvenez, cest peu après votre grand chagrin que nous nous sommes connus.»</p>
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Jéprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que javais vues quelquefois dans ma famille notamment de la fille dun de nos cousins chez lequel jallais tous les ans le premier
janvier. Mieux habillée seulement, lamie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait lair aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de laspect théâtral que jadmirais dans les photographies dactrices, ni de
lexpression diabolique qui eût été en rapport avec la vie quelle devait mener. Javais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je naurais pas cru que ce fût une cocotte chic si je navais pas vu la voiture à deux chevaux,
la robe rose, le collier de perles, si je navais pas su que mon oncle nen connaissait que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijoux pouvait avoir du
plaisir à manger sa fortune pour une personne qui avait lair si simple et comme il faut. Et pourtant en pensant à ce que devait être sa vie, limmoralité men troublait peut-être plus que si elle avait été concrétisée devant moi en
une apparence spéciale,—dêtre ainsi invisible comme le secret de quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé jusquau
demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant dautres que je connaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer comme une jeune fille de bonne famille, qui nétait plus
daucune famille.
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<p>On était passé dans le «cabinet de travail», et mon oncle, dun air un peu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.</p>
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—«Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que le grand-duc menvoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux.» Et elle tira dun étui des cigarettes couvertes dinscriptions étrangères et dorées. «Mais si,
reprit-elle tout dun coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce jeune homme. Nest-ce pas votre neveu? Comment ai-je pu loublier? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi, dit-elle dun air modeste et sensible.»
Mais en pensant à ce quavait pu être laccueil rude quelle disait avoir trouvé exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa froideur, jétais gêné, comme par une indélicatesse quil aurait commise, de cette inégalité
entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son amabilité insuffisante. Il ma semblé plus tard que cétait un des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses quelles consacrent leur générosité, leur
talent, un rêve disponible de beauté sentimentale—car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres de lexistence commune,—et un or qui leur coûte peu, à enrichir dun sertissage précieux et
fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes. Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles, lélégance qui émane de lamitié dun
grand-duc, de même elle avait pris quelque propos insignifiant de mon père, elle lavait travaillé avec délicatesse, lui avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de ses regards dune si belle eau, nuancé
dhumilité et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de «tout à fait exquis».
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<p>—«Allons, voyons, il est lheure que tu ten ailles», me dit mon oncle.</p>
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Je me levai, javais une envie irrésistible de baiser la main de la dame en rose, mais il me semblait que ceût été quelque chose daudacieux comme un enlèvement. Mon cœur battait tandis que je me disais: «Faut-il le faire, faut-il ne
pas le faire», puis je cessai de me demander ce quil fallait faire pour pouvoir faire quelque chose. Et dun geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes
lèvres la main quelle me tendait.
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—«Comme il est gentil! il est déjà galant, il a un petit œil pour les femmes: il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman», ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à la phrase un accent légèrement britannique. «Est-ce
quil ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les Anglais; il naurait quà menvoyer un «bleu» le matin.
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Je ne savais pas ce que cétait quun «bleu». Je ne comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que ny fut cachée quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre, mempêchait de cesser de
les écouter avec attention, et jen éprouvais une grande fatigue.
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—«Mais non, cest impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son cours, ajouta-t-il, à voix basse pour que je nentende pas ce mensonge et que je ny contredise
pas. Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez.»
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—«Jadore les artistes, répondit la dame en rose, il ny a queux qui comprennent les femmes... Queux et les êtres délite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est-ce les volumes dorés quil y a dans la petite
bibliothèque vitrée de votre boudoir? Vous savez que vous mavez promis de me les prêter, jen aurai grand soin.»
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Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me conduisit jusquà lantichambre. Éperdu damour pour la dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et tandis quavec assez
dembarras il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement quil aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bonté était en moi si fort que
je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était si fort en effet que deux heures plus tard, après quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents une idée assez nette de la
nouvelle importance dont jétais doué, je trouvai plus explicite de leur raconter dans les moindres détails la visite que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer dennuis à mon oncle. Comment laurais-je cru, puisque je ne
le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal dans une visite où je nen trouvais pas. Narrive-t-il pas tous les jours quun ami nous demande de ne pas manquer de lexcuser auprès dune femme à qui il
a été empêché décrire, et que nous négligions de le faire jugeant que cette personne ne peut pas attacher dimportance à un silence qui nen a pas pour nous? Je mimaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres était un
réceptacle inerte et docile, sans pouvoir de réaction spécifique sur ce quon y introduisait; et je ne doutais pas quen déposant dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon oncle mavait fait faire, je ne leur
transmisse en même temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette présentation. Mes parents malheureusement sen remirent à des principes entièrement différents de ceux que je leur suggérais dadopter,
quand ils voulurent apprécier laction de mon oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des explications violentes; jen fus indirectement informé. Quelques jours après, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture
découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que jaurais voulu lui exprimer. A côté de leur immensité, je trouvai quun coup de chapeau serait mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je ne me croyais
pas tenu envers lui à plus quà une banale politesse. Je résolus de mabstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est
mort bien des années après sans quaucun de nous lait jamais revu.
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Aussi je nentrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de mon oncle Adolphe, et après mêtre attardé aux abords de larrière-cuisine, quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me disait: «Je vais laisser ma fille de
cuisine servir le café et monter leau chaude, il faut que je me sauve chez M<sup>me</sup> Octave», je me décidais à rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine était une personne morale, une institution
permanente à qui des attributions invariables assuraient une sorte de continuité et didentité, à travers la succession des formes passagères en lesquelles elle sincarnait: car nous neûmes jamais la même deux ans de suite. Lannée
où nous mangeâmes tant dasperges, la fille de cuisine habituellement chargée de les «plumer» était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on sétonnait même que
Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la forme magnifique.
Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann mavait donné des photographies. Cest lui-même qui nous lavait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la
fille de cuisine, il nous disait: «Comment va la Charité de Giotto?» Dailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusquà la figure, jusquaux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à
ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à lArena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore dune autre manière. De même
que limage de cette fille était accrue par le symbole ajouté quelle portait devant son ventre, sans avoir lair den comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et lesprit, comme un simple et pesant
fardeau, de même cest sans paraître sen douter que la puissante ménagère qui est représentée à lArena au-dessous du nom «Caritas» et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle détudes, à Combray, incarne cette vertu,
cest sans quaucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait
des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail
de son sous-sol à quelquun qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. LEnvie, elle, aurait eu davantage une certaine expression denvie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté
comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de lEnvie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux dun enfant qui gonfle
un ballon avec son souffle, et que lattention de lEnvie—et la nôtre du même coup—tout entière concentrée sur laction de ses lèvres, na guère de temps à donner à denvieuses pensées.
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Malgré toute ladmiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je neus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle détudes, où on avait accroché les copies quil men avait rapportées, cette Charité sans
charité, cette Envie qui avait lair dune planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par lintroduction de linstrument de lopérateur, une
Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées davance dans les
milices de réserve de lInjustice. Mais plus tard jai compris que létrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait quil fût représenté non comme un
symbole puisque la pensée symbolisée nétait pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de lœuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement
quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, lattention nétait-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même encore, bien souvent la pensée des
agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le côté quelle leur présente, quelle leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau
qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, quà ce que nous appelons lidée de la mort.
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Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la réalité puisquils mapparaissaient comme aussi vivants que la servante enceinte, et quelle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être
cette non-participation (du moins apparente) de lâme dun être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, jai
eu loccasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé,
ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.
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Pendant que la fille de cuisine,—faisant briller involontairement la supériorité de Françoise, comme lErreur, par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité—servait du café qui, selon maman nétait que de leau chaude,
et montait ensuite dans nos chambres de leau chaude qui était à peine tiède, je métais étendu sur mon lit, un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile contre le soleil de
laprès-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine
assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne métait donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne «reposait pas» et quon pouvait faire du bruit)
contre des caisses poussiéreuses, mais qui, retentissant dans latmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit
concert, comme la musique de chambre de lété: elle ne lévoque pas à la façon dun air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite; elle est unie à lété par un lien plus nécessaire: née
des beaux jours, ne renaissant quavec eux, contenant un peu de leur essence, elle nen réveille pas seulement limage dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement accessible.
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Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue, ce que lombre est au rayon, cest-à-dire aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle total de lété dont mes sens si javais été en
promenade, nauraient pu jouir que par morceaux; et ainsi elle saccordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres et qui venaient lémouvoir) supportait pareil au repos dune main immobile au milieu dune
eau courante, le choc et lanimation dun torrent dactivité.
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<p>
Mais ma grandmère, même si le temps trop chaud sétait gâté, si un orage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture, jallais du moins la continuer au jardin, sous le
marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de laquelle jétais assis et me croyais caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents.
</p>
<p>
Et ma pensée nétait-elle pas aussi comme une autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce qui se passait au dehors? Quand je voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais
restait entre moi et lui, le bordait dun mince liseré spirituel qui mempêchait de jamais toucher directement sa matière; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, comme un corps incandescent quon
approche dun objet mouillé ne touche pas son humidité parce quil se fait toujours précéder dune zone dévaporation. Dans lespèce décran diapré détats différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience,
et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusquà la vision tout extérieure de lhorizon que javais, au bout du jardin, sous les yeux, ce quil y avait dabord en moi, de plus intime, la poignée sans
cesse en mouvement qui gouvernait le reste, cétait ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel que fût ce livre. Car, même si je lavais acheté à Combray, en
lapercevant devant lépicerie Borange, trop distante de la maison pour que Françoise pût sy fournir comme chez Camus, mais mieux achalandée comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la mosaïque des brochures et des
livraisons qui revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de pensées quune porte de cathédrale, cest que je lavais reconnu pour mavoir été cité comme un ouvrage remarquable par le professeur ou le
camarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de la beauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance était le but vague mais permanent de ma pensée.
</p>
<p>
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait dincessants mouvements du dedans au dehors, vers la découverte de la vérité, venaient les émotions que me donnait laction à laquelle je prenais part, car ces
après-midi-là étaient plus remplis dévénements dramatiques que ne lest souvent toute une vie. Cétait les événements qui survenaient dans le livre que je lisais; il est vrai que les personnages quils affectaient nétaient pas
«Réels», comme disait Françoise. Mais tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou linfortune dun personnage réel ne se produisent en nous que par lintermédiaire dune image de cette joie ou de cette infortune;
lingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans lappareil de nos émotions, limage étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait
un perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, cest-à-dire nous reste opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Quun
malheur le frappe, ce nest quen une petite partie de la notion totale que nous avons de lui, que nous pourrons en être émus; bien plus, ce nest quen une partie de la notion totale quil a de soi quil pourra lêtre lui-même. La
trouvaille du romancier a été davoir lidée de remplacer ces parties impénétrables à lâme par une quantité égale de parties immatérielles, cest-à-dire que notre âme peut sassimiler. Quimporte dès lors que les actions, les
émotions de ces êtres dun nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque cest en nous quelles se produisent, quelles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons
fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et lintensité de notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purement intérieurs, toute émotion est décuplée, où
son livre va nous troubler à la façon dun rêve mais dun rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir durera davantage, alors, voici quil déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les
malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception; (ainsi
notre cœur change, dans la vie, et cest la pire douleur; mais nous ne la connaissons que dans la lecture, en imagination: dans la réalité il change, comme certains phénomènes de la nature se produisent, assez lentement pour que, si
nous pouvons constater successivement chacun de ses états différents, en revanche la sensation même du changement nous soit épargnée).
</p>
<p>
Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le paysage où se déroulait laction et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que lautre, que celui que
javais sous les yeux quand je les levais du livre. Cest ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, jai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie dun pays montueux et fluviatile, où je verrais
beaucoup de scieries et où, au fond de leau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des touffes de cresson: non loin montaient le long de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et comme le rêve dune femme
qui maurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes; et quelle que fût la femme que jévoquais, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres sélevaient aussitôt
de chaque côté delle comme des couleurs complémentaires.
</p>
<p>
Ce nétait pas seulement parce quune image dont nous rêvons reste toujours marquée, sembellit et bénéficie du reflet des couleurs étrangères qui par hasard lentourent dans notre rêverie; car ces paysages des livres que je lisais
nétaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent été analogues. Par le choix quen avait fait lauteur, par la foi avec laquelle ma pensée
allait au-devant de sa parole comme dune révélation, ils me semblaient être—impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisie du jardinier que
méprisait ma grandmère—une part véritable de la Nature elle-même, digne dêtre étudiée et approfondie.
</p>
<p>
Si mes parents mavaient permis, quand je lisais un livre, daller visiter la région quil décrivait, jaurais cru faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation dêtre toujours entouré de son âme, ce
nest pas comme dune prison immobile: plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à lextérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cette sonorité
identique qui nest pas écho du dehors mais retentissement dune vibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles; on est déçu en constatant quelles
semblent dépourvues dans la nature, du charme quelles devaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir sur des êtres dont nous
sentons bien quils sont situés en dehors de nous et que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si jimaginais toujours autour de la femme que jaimais, les lieux que je désirais le plus alors, si jeusse voulu que ce fût elle qui me
les fît visiter, qui mouvrît laccès dun monde inconnu, ce nétait pas par le hasard dune simple association de pensée; non, cest que mes rêves de voyage et damour nétaient que des moments—que je sépare artificiellement
aujourdhui comme si je pratiquais des sections à des hauteurs différentes dun jet deau irisé et en apparence immobile—dans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.
</p>
<p>
Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant darriver jusquà lhorizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs dun autre genre, celui dêtre bien assis,
de sentir la bonne odeur de lair, de ne pas être dérangé par une visite; et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de laprès-midi était déjà consommé, jusquà ce que
jentendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et après lequel, le long silence qui le suivait, semblait faire commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui métait encore concédée pour lire jusquau bon dîner
quapprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que cétait quelques instants seulement auparavant que la précédente avait
sonné; la plus récente venait sinscrire tout près de lautre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques dor. Quelquefois même cette heure
prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière; il y en avait donc une que je navais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu navait pas eu lieu pour moi; lintérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait
donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche dor sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon
existence personnelle que jy avais remplacés par une vie daventures et daspirations étranges au sein dun pays arrosé deaux vives, vous mévoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour lavoir peu
à peu contournée et enclose—tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour—dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et
limpides.
</p>
<p>
Quelquefois jétais tiré de ma lecture, dès le milieu de laprès-midi par la fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant: «Les voilà, les
voilà!» pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. Cétait les jours où, pour des manœuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos
domestiques, assis en rang sur des chaises en dehors de la grille, regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir deux, la fille du jardinier par la fente que laissaient entre elles deux maisons lointaines de
lavenue de la Gare, avait aperçu léclat des casques. Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le galop des
chevaux rasait les maisons couvrant les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné.
</p>
<p>
—«Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et déjà en larmes; pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré; rien que dy penser jen suis choquée», ajoutait-elle en mettant la main sur son cœur, là où elle avait
reçu ce choc.
</p>
<p>—«Cest beau, nest-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie? disait le jardinier pour la faire «monter».</p>
<p>Il navait pas parlé en vain:</p>
<p>
—«De ne pas tenir à la vie? Mais à quoi donc quil faut tenir, si ce nest pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais deux fois. Hélas! mon Dieu! Cest pourtant vrai quils ny tiennent pas! Je les ai vus en 70; ils
nont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres; cest ni plus ni moins des fous; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre, ce nest pas des hommes, cest des lions.» (Pour Françoise la comparaison dun homme à un
lion, quelle prononçait li-on, navait rien de flatteur.)
</p>
<p>
La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour quon pût voir venir de loin, et cétait par cette fente entre les deux maisons de lavenue de la gare quon apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le
jardinier aurait voulu savoir sil y en avait encore beaucoup à passer, et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout dun coup, sa fille sélançant comme dune place assiégée, faisait une sortie, atteignait langle de la rue, et
après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la nouvelle quils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter, du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier, réconciliés,
discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre:
</p>
<p>—«Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il ny a que ceux qui veulent partir qui y vont.»</p>
<p>—«Ah! oui, au moins je comprends cela, cest plus franc.»</p>
<p>Le jardinier croyait quà la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.</p>
<p>—«Pardi, pour pas quon se sauve», disait Françoise.</p>
<p>
Et le jardinier: «Ah! ils sont malins», car il nadmettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que lÉtat essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il nest pas une seule personne qui
neût filé.
</p>
<p>
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder tomber la poussière et lémotion quavaient soulevées les soldats. Longtemps après que laccalmie
était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles où ce nétait pas lhabitude, les domestiques ou même les maîtres, assis et regardant, festonnaient le seuil
dun liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après quelle sest éloignée.
</p>
<p>
Sauf ces jours-là, je pouvais dhabitude, au contraire, lire tranquille. Mais linterruption et le commentaire qui furent apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que jétais en train de faire du livre dun auteur tout
nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail dune cathédrale gothique, que se détacha
désormais limage dune des femmes dont je rêvais.
</p>
<p>
Javais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui javais une grande admiration, Bloch. En mentendant lui avouer mon admiration pour la Nuit dOctobre, il avait fait éclater
un rire bruyant comme une trompette et mavait dit: «Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. Cest un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser, dailleurs, que lui et même le
nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier absolument rien. Cest: «La blanche Oloossone et la blanche Camire» et «La fille de
Minos et de Pasiphaé». Ils mont été signalés à la décharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le père Leconte, agréable aux Dieux Immortels. A propos voici un livre que je nai pas le temps de lire en ce
moment qui est recommandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient, ma-t-on dit, lauteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et bien quil fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa parole
est pour moi oracle delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit Bhagavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de
lOlympos.» Cest sur un ton sarcastique quil mavait demandé de lappeler «cher maître» et quil mappelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de lâge où on croit
quon crée ce quon nomme.
</p>
<p>
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il mavait jeté quand il mavait dit que les beaux vers (à moi qui nattendais deux rien moins que la révélation de la
vérité) étaient dautant plus beaux quils ne signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait dabord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque fois que je me liais
avec un de mes camarades plus quavec les autres et que je lamenais chez nous, cétait toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe—même son ami Swann était dorigine juive—sil navait trouvé que ce nétait pas
dhabitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand jamenais un nouvel ami il était bien rare quil ne fredonnât pas: «O Dieu de nos Pères» de la Juive ou bien «Israël romps ta chaîne», ne chantant que lair
naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais javais peur que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.
</p>
<p>
Avant de les avoir vus, rien quen entendant leur nom qui, bien souvent, navait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement lorigine juive de ceux de mes amis qui létaient en effet, mais même ce quil y avait
quelquefois de fâcheux dans leur famille.
</p>
<p>—«Et comment sappelle-t-il ton ami qui vient ce soir?»</p>
<p>—«Dumont, grand-père.»</p>
<p>—«Dumont! Oh! je me méfie.»</p>
<p>Et il chantait:</p>
<p class="poem">
«Archers, faites bonne garde!<br />
Veillez sans trêve et sans bruit»;
</p>
<p>
Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises, il sécriait: «À la garde! À la garde!» ou, si cétait le patient lui-même déjà arrivé quil avait forcé à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser
ses origines, alors pour nous montrer quil navait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement:
</p>
<p class="poem">
«De ce timide Israëlite<br />
Quoi! vous guidez ici les pas!»
</p>
<p>ou:</p>
<p class="poem">«Champs paternels, Hébron, douce vallée.»</p>
<p>ou encore:</p>
<p class="poem">«Oui, je suis de la race élue.»</p>
<p>
Ces petites manies de mon grand-père nimpliquaient aucun sentiment malveillant à lendroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mes parents pour dautres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouillé,
lui avait dit avec intérêt:
</p>
<p>—«Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce quil a plu? Je ny comprends rien, le baromètre était excellent.»</p>
<p>Il nen avait tiré que cette réponse:</p>
<p>—«Monsieur, je ne puis absolument vous dire sil a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.»</p>
<p>—«Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, mavait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut même pas me dire le temps quil fait! Mais il ny a rien de plus intéressant! Cest un imbécile.</p>
<p>Puis Bloch avait déplu à ma grandmère parce que, après le déjeuner comme elle disait quelle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.</p>
<p>—«Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisquil ne me connaît pas; ou bien alors il est fou.»</p>
<p>Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de sexcuser, il avait dit:</p>
<p>
—«Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de latmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliterais volontiers lusage de la pipe dopium et du kriss malais, mais jignore celui de ces
instruments infiniment plus pernicieux et dailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie.»
</p>
<p>
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il nétait pas pourtant lami que mes parents eussent souhaité pour moi; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser lindisposition de ma grandmère nétaient pas
feintes; mais ils savaient dinstinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu dempire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis,
lexécution dune œuvre, lobservance dun régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me
donneraient pas plus quil nest convenu daccorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise; qui ne menverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce quils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais
qui, nétant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de lamitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice.
Nos torts même font difficilement départir de ce quelles nous doivent ces natures dont ma grandtante était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le
testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que cétait sa plus proche parente et que cela «se devait».
</p>
<p>
Mais jaimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus
souffrant que nauraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on laurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de mapprendre—nouvelle qui plus tard eut beaucoup
dinfluence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse—que toutes les femmes ne pensaient quà lamour et quil ny en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne mavait assuré avoir entendu dire de la
façon la plus certaine que ma grandtante avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint, et quand je labordai ensuite
dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
</p>
<p>Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.</p>
<p><!--end chapter--></p>
<p>The rest of the text has been removed for performance reasons.</p>
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<section class="pg-boilerplate pgheader" id="pg-footer" lang="en">
<div id="pg-end-separator">
<span>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN ***</span>
</div>
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Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are
legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about
donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.”
</li>
<li>
• You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a
user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works.
</li>
<li>• You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work.</li>
<li>• You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works.</li>
</ul>
<div>
1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.
</div>
<div>1.F.</div>
<div>
1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection.
Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or
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</div>
<div>
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</div>
<div>
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</div>
<div>
1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you AS-IS, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF
MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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<div>
1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable
to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
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</div>
<div>
1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any
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</div>
<div class="secthead">Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™</div>
<div>
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of
hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life.
</div>
<div>
Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations
to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
</div>
<div class="secthead">Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation</div>
<div>
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundations
EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your states laws.
</div>
<div>
The Foundations business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundations website and official page at
www.gutenberg.org/contact
</div>
<div class="secthead">Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation</div>
<div>
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in
machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS.
</div>
<div>
The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and
many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit <a href="https://www.gutenberg.org/donate/">www.gutenberg.org/donate</a>.
</div>
<div>
While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers
to donate.
</div>
<div>International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.</div>
<div>
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit:
www.gutenberg.org/donate
</div>
<div class="secthead">Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works</div>
<div>
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only
a loose network of volunteer support.
</div>
<div>
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in
compliance with any particular paper edition.
</div>
<div>Most people start at our website which has the main PG search facility: <a href="https://www.gutenberg.org">www.gutenberg.org</a>.</div>
<div>
This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear
about new eBooks.
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